Il y a un an, le gouvernement Legault lançait l’ambitieux projet des Espaces bleus, un réseau de musées qui témoigneront de l’histoire des régions du Québec. Salué par certains, critiqué par d’autres, ce concept suscite inquiétudes et interrogations, dont la principale : avons-nous besoin de 17 nouveaux musées ?

Il n’y a pas de doute, la CAQ aime le bleu. Après le Panier bleu, les écoles de l’avenir ornées de bleu, une fête nationale bleue, voici que le projet des Espaces bleus prend forme.

Il y a un an, le 10 juin 2021, le gouvernement dévoilait un vaste chantier de musées, rebaptisés au cours des derniers mois « pôles culturels », qui seront implantés dans les 17 grandes régions du Québec. L’aspect intéressant du projet repose sur l’exploitation de bâtiments patrimoniaux requalifiés.

« C’est le plus grand projet culturel des 40 dernières années au Québec », dit Stéphane Laroche, président-directeur général du Musée de la civilisation de Québec (MCQ), qui agira à titre de coordonnateur du projet, notamment en ce qui a trait à l’acquisition des bâtiments, leur transformation en espace muséal et l’orientation de leur contenu. « Bien sûr, la Maison symphonique est un grand projet. Mais celui des Espaces bleus embrasse tout le territoire. C’est très enthousiasmant. »

Le Québec possède 300 musées, centres d’exposition et lieux d’interprétation qui sont membres de la Société des musées du Québec (SMQ). Mais en vérité, ils sont plus nombreux, car 2019, près de 400 institutions muséales ont participé à l’enquête de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec sur la fréquentation des institutions muséales.

Or, quand on observe leur répartition sur le vaste territoire de la province, on se rend compte que la réalité est très différente d’une région à l’autre. Certaines sont plus riches que d’autres.

Un réseau complémentaire ?

Est-ce que l’implantation d’un réseau de « pôles culturels » dotés d’un mandat spécifique, soit celui de présenter le patrimoine régional, pourrait déséquilibrer l’écosystème existant ? Les ténors de ce projet assurent que ce réseau sera complémentaire et développé en partenariat avec les autres musées régionaux.

On ne veut pas cannibaliser ce qui se fait déjà en région. Au contraire, on veut ajouter, on veut compléter pour faire en sorte que le réseau québécois soit encore plus riche.

Stéphane Laroche, président-directeur général du Musée de la civilisation de Québec (MCQ)

Lorsque ce projet a été dévoilé, les membres de la Société des musées du Québec ont exprimé certaines craintes, dont celle de voir apparaître des doublons avec le mandat de certains musées régionaux. « On a dit clairement qu’il ne fallait pas mettre un Espace bleu dans une ville où il y a déjà un musée qui présente le patrimoine de la région », dit Stéphane Chagnon, directeur général de la SMQ.

La SMQ s’inquiète de ne pas voir d’études d’impact sur l’arrivée de ces nouveaux acteurs. « Notre autre préoccupation porte sur les budgets alloués aux musées. Est-ce qu’on va enlever de l’argent à Job pour le donner à Jean ? »

Un budget limité

Une somme de 259 millions a été allouée au développement du réseau des Espaces bleus. Elle servira à l’acquisition et à la transformation des bâtiments. Pour le moment, une douzaine de personnes ont été embauchées. D’autres professionnels vont bientôt s’ajouter. Pour certains observateurs, cette somme est loin d’être suffisante.

Marie-Claire Lévesque a été directrice générale au ministère de la Culture et présidente du Conseil des arts et des lettres. Le monde de la culture n’a plus de secret pour elle. « Deux cent cinquante-neuf millions de dollars, c’est rien, dit-elle. Ils n’iront pas loin avec ça. On réussira avec cette somme à développer quelques projets, sans plus. »

Stéphane Laroche reconnaît que la somme sera probablement insuffisante. « Est-ce qu’on va se rendre à 17 projets avec une enveloppe de 259 millions ? Peut-être pas », dit-il.

  • Maquette numérique de la Villa Frederick-James, à Percé, montrant le résultat des travaux de rénovation

    Image fournie par le Ministère de la Culture et des Communications

    Maquette numérique de la Villa Frederick-James, à Percé, montrant le résultat des travaux de rénovation

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Québec a déjà annoncé 21 millions pour transformer en Espace bleu la villa Frederick-James à Percé, qui sera inaugurée au printemps 2023 en Gaspésie, et 25 millions pour le site du Vieux-Palais d’Amos, dont les portes doivent ouvrir un an plus tard. Des travaux d’aménagement de 47 millions sont aussi en cours dans le pavillon Camille-Roy du Séminaire de Québec. C’est plus du tiers du budget pour à peine trois Espaces bleus. D’autres annonces doivent avoir lieu bientôt, notamment dans Charlevoix, pour une ouverture là-bas à la fin de 2024.

  • Maquette numérique du pavillon Camille-Roy, du Séminaire de Québec, faisant actuellement l’objet de travaux d’aménagement au coût de 47 millions

    Image fournie par le Ministère de la Culture et des Communications

    Maquette numérique du pavillon Camille-Roy, du Séminaire de Québec, faisant actuellement l’objet de travaux d’aménagement au coût de 47 millions

  • Maquette numérique du pavillon Camille-Roy, du Séminaire de Québec, faisant actuellement l’objet de travaux d’aménagement au coût de 47 millions

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    Maquette numérique du pavillon Camille-Roy, du Séminaire de Québec, faisant actuellement l’objet de travaux d’aménagement au coût de 47 millions

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La question du budget de fonctionnement inquiète également Marie-Claire Lévesque. « Il ne faut pas oublier que nous sommes dans l’après-COVID. On a annoncé beaucoup d’aide financière. Ça va nous rattraper. »

Stéphane Laroche confirme d’ailleurs qu’une somme supplémentaire de 34 millions sur quatre ans a été dégagée pour les Espaces bleus.

Tiraillements entre les régions

Maître d’œuvre de ce projet, le Musée de la civilisation de Québec sera propriétaire des bâtiments qui abriteront les Espaces bleus. « Dans certains cas, ça peut être un bail à long terme ou emphytéotique », explique Stéphane Laroche.

Marie-Claire Lévesque juge que la nature de ce projet est une « insulte » aux professionnels qui travaillent dans les régions.

Je trouve aberrant qu’on nomme le Musée de la civilisation responsable de ce projet alors qu’une expertise régionale s’est développée au cours des dernières années.

Marie-Claire Lévesque, ancienne directrice générale au ministère de la Culture et ex-présidente du Conseil des arts et des lettres

Pour Christine St-Pierre, porte-parole officielle de l’opposition en matière de culture, l’insulte vise davantage le caractère des musées québécois. « Monsieur Legault présente ça comme des lieux qui ne seront pas “poussiéreux et ennuyeux”. Traduction : nos musées sont des endroits poussiéreux et ennuyeux. »

Selon Stéphane Laroche, ce projet suscite un réel « engouement ». Sans doute. Mais aussi des tiraillements liés aux « fiertés régionales ». Aux Îles-de-la-Madeleine, on n’apprécie guère l’idée que l’Espace bleu de la région de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine soit implanté à Percé. Le maire Jonathan Lapierre a du mal à croire que ce futur musée soit en mesure de raconter à la fois l’histoire des Madelinots et celle des Gaspésiens.

Douze mois après son lancement, le concept des Espaces bleus se précise doucement. « On voit plus clair, dit Stéphane Chagnon. Il y a eu beaucoup de téléphones et de rencontres. Il existe un dialogue. Mais il reste une zone d’ombre quant au modèle de gestion qui sera adopté. Comment ces lieux seront-ils exploités ? Nos membres s’interrogent beaucoup là-dessus. Est-ce que ça sera des OBNL ? »

L’aspect décisionnel préoccupe également la critique libérale en culture, Christine St-Pierre, qui a déclaré en avril dernier que ces Espaces bleus « n’étaient qu’une patente politique pour faire plaisir à François Legault ». La députée croit qu’à quelques mois des élections, ce projet sert certains intérêts politiques.

« On va se le dire, c’est du marketing politique, dit-elle. Le gouvernement met du bleu partout. […] On a mis la main sur un procès-verbal d’une réunion qui s’est tenue dans une région avec des fonctionnaires. On dit là-dedans que c’est le ministre régional qui va décider de l’endroit où sera érigé l’Espace bleu. Il va y avoir des grosses pattes politiques là-dedans. »

Nous avons tenté d’obtenir un entretien avec Nathalie Roy, ministre de la Culture et des Communications, afin qu’elle explique sa vision du projet un an après son lancement. Après plusieurs jours d’attente, son attaché de presse nous a dit que la ministre et son équipe étaient très occupées. On nous a demandé de soumettre nos questions afin qu’on puisse y répondre par courriel. Nous avons refusé.

Qu’allons-nous trouver dans les Espaces bleus ?

Chaque Espace bleu devra mettre en valeur l’histoire de la région où il se trouve et brossera le portrait de certaines « fiertés locales » qui se sont illustrées dans divers domaines comme le sport, la culture ou les affaires.

Lors du dévoilement, François Legault a évoqué les noms de Ginette Reno, Bruny Surin ou Serge Savard. « La fierté, c’est un moteur qui est puissant, a-t-il dit. Puissant pour les individus, puissant pour les nations. Je suis fier d’être québécois, fier de notre langue, de notre culture, de notre histoire. »

Dès l’annonce, on a appris que le pavillon Camille-Roy, de la Cité du Séminaire de Québec, sera à la tête de ce réseau qui dépendra du Musée de la civilisation.

Si ce projet passe par la réutilisation de bâtiments anciens, il vise toutefois l’innovation et la nouveauté. « On développe une approche tournée vers le présent, qui sera immersive et qui va faire place au numérique, ajoute Stéphane Laroche, directeur général du Musée de la civilisation. On veut que ces lieux soient participatifs, interactifs, collaboratifs. »

Le Musée travaille à mettre sur pied des concepts qui vont servir aux divers Espaces bleus, car il faut savoir que chaque lieu proposera une exposition permanente et accueillera des expositions qui voyageront d’un pôle à l’autre. Celles-ci aborderont des thèmes identitaires comme la langue française, le fleuve Saint-Laurent, les communautés autochtones ou la chanson.

Montréal aura son Espace bleu

Il y aura un Espace bleu à Montréal, confirme Stéphane Laroche, du Musée de la civilisation, mais il ne s’installera pas à l’ancienne bibliothèque Saint-Sulpice, qui se cherche un avenir depuis des années. « Les lieux patrimoniaux, ce n’est pas cela qui manque dans la métropole, dit M. Laroche. Il y a un processus de sélection qui est en branle. » Le défi pour les concepteurs de l’Espace bleu de Montréal sera d’établir un caractère qui n’empiétera pas sur les mandats du Centre d’histoire de Montréal, de même que des musées Pointe-à-Callière et McCord. « En effet, il y a un beau défi là », dit Stéphane Chagnon, directeur général de la Société des musées du Québec. Cela ne semble pas inquiéter Stéphane Laroche. « On va faire à Montréal comme on fait ailleurs, rétorque-t-il. On va parler avec les partenaires régionaux et les impliquer. On va développer avec eux une ligne directrice claire. »

400

Nombre approximatif de musées, de centres d’exposition et de lieux d’interprétation au Québec

Plus de 15 millions

Nombre de visiteurs accueillis par les institutions muséales du Québec en 2019

74 %

des visiteurs en 2019 ont été accueillis par les 30 institutions les plus fréquentées. Les quelque 370 autres se sont partagé les 26 % restants.

18 %

Proportion des institutions muséales du Québec que l’on retrouve dans la région de Montréal. Elles attirent toutefois 45 % des visiteurs.

68 %

des musées membres de la Société des musées du Québec reçoivent un budget de fonctionnement inférieur à 300 000 $.

Sources : Société des musées du Québec et Observatoire de la culture et des communications du Québec