Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à David Goudreault.

À l’heure où l’épanouissement personnel est érigé en valeur suprême, peut-on encore être malheureux ?

Sous le bombardement soutenu de représentations de soi où chacun se met en scène dans ses postures les plus avantageuses, autant physiques que morales, exprimer sa détresse nous condamne-t-il à la solitude, voire à l’isolement ? Déprimés de tous les pays, taisez-vous !

Le courriel d’un ami me roule dans le crâne depuis quelques jours. Sa sœur est morte subitement. De cause naturelle. « Mon deuil ne sera pas trop difficile, elle a toujours été malheureuse. » Oh, tant mieux ? Je lui ai offert mes condoléances quand même. Ma journée s’en est trouvée minée : une angoisse au creux des tripes, un malaise diffus.

Désolé pour sa sœur, je trouvais dommage que son décès n’attriste pas davantage ses proches. Et j’étais inquiet pour l’avenir de ma mort, aussi. Voyez-vous, je suis un piètre producteur de sérotonine, de dopamine et d’autres neurotransmetteurs aptes à nous embellir l’existence.

Passé de l’alcoolisme aux épisodes dépressifs, puis de la toxicomanie au trouble d’anxiété généralisée, il s’en trouve sûrement dans mon entourage pour alléger leur éventuel deuil d’une réflexion du genre : « C’est triste, mais David n’a jamais été très heureux… » Pis après ? Je veux vivre, moi !

Peut-être qu’elle aimait la vie, aussi pénible qu’elle puisse l’être par moments, la sœur de mon pote. Comme les centaines de milliers, peut-être même le million de nos concitoyens aux prises avec des troubles de santé mentale. Près de 12 % de notre société, selon l’Institut national de santé publique du Québec. « Les troubles anxieux, la dépression et la schizophrénie touchent respectivement 10 %, 5 % et 1 % de la population. » Comorbidité, donc. Nous ne sommes pas seuls ! De tous les maux modernes, de toutes les causes à défendre, on oublie souvent l’injustice mentale, surtout que « les études ont montré que tous les troubles mentaux sont associés à une surmortalité ». Voilà qui nous remonte le moral.

Les disqualifiés du jeu de vivre, les atrophiés de la béatitude, les fêlés de mon espèce ne veulent pas mourir, juste cesser de souffrir, du moins rendre leur mal tolérable.

Contrairement à la croyance populaire, la majorité des gens qui ont des idées suicidaires ne passeront jamais à l’acte, la majorité de ceux qui passeront à l’acte n’en mourront pas, et ces survivants ne feront plus jamais de tentative de suicide. Le meurtre de soi est un phénomène rare, somme toute ; même les êtres aux prises avec les plus grandes détresses, jusqu’à la dernière minute, espèrent trouver une voie de survie. Alors, pleurez-nous quand on meurt, même si on meurt trop souvent.

De la santé mentale à la santé physique, un parallèle s’impose. La mort des handicapés est-elle moins tragique, sous le seul prétexte que ceux-ci ont une existence plus compliquée, qu’ils ont moins accès aux joies de l’existence ? Si on ne compare pas les pommes et les oranges, on peut très bien comparer la qualité de vie d’un bipolaire à celle d’une tétraplégique. J’en connais des plus épanouies que d’autres. Et on doit reconnaître que les gens avec un handicap physique suscitent davantage de compassion et profitent habituellement de services adaptés. Pour le dire prosaïquement, les handicapés ont un net avantage sur les personnes aux prises avec des troubles de santé mentale ; minorités visibles, au moins, ils sont visibles.

Extrapolons encore.

Si on considère les dépressifs, les hypomaniaques, les psychotiques et autres frères d’âme comme détenteurs d’une existence de moindre valeur, on aurait pu se passer des lumières de Charles Darwin, Sylvia Plath, Winston Churchill, Isaac Newton, Marilyn Monroe, Hubert Aquin ou Nelly Arcan ? J’en doute.

La psychiatrie est une jeune science balbutiante ; loin de maîtriser les tenants et aboutissants de la santé mentale, elle tâtonne. De mieux en mieux, sans doute, mais hier encore, les lobotomies, les douches glacées et les électrochocs étaient monnaie courante. Et aujourd’hui, les molécules utilisées dans la médication ne fonctionnent jamais pour tous les patients partageant le même diagnostic, et s’accompagnent souvent d’une kyrielle d’effets secondaires tous plus délétères les uns que les autres. Qu’elle serve d’alternative ou de complément, la psychothérapie a ses limites. La méditation et la camomille aussi.

Celui qui est malheureux n’est pas condamné à le rester. A contrario, il est commun de voir la femme forte ou le pilier de famille s’effondrer. Bien peu de choses sont nécessaires pour ébrécher la psyché humaine ; un peu de négligence parentale, une humiliation soutenue, une dépendance qui dégénère, une rupture violente ou un état de stress post-traumatique. Pas plus. Il suffit d’une certaine prédisposition à l’anxiété, à la dépression, aux bouffées délirantes ou à la psychose et nous sommes partis pour un tour de manège. Personne n’est à l’abri. On n’y peut rien, ou si peu : accueillir, aimer, pardonner, chercher à comprendre.

C’est vrai, nos morts ne souffrent plus. Si notre deuil s’en trouve apaisé, gardons en tête que nos malheureux avaient encore envie de vivre. Ultime injustice, dans ce bout de vie qui leur est arraché pourrait se cacher la quiétude, peut-être même qu’avec quelques mois, quelques années de plus, ils auraient pu goûter à cette mystérieuse patente qu’on appelle le bonheur.

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