Des festivités en format réduit, des souhaits de santé et de bonheur exprimés avec dépit, une année qui s’amorce sous le signe de l’incertitude… Est-il seulement possible d’anticiper de quoi seront faits les prochains mois ? Avec la collaboration de cinq experts, notre chroniqueuse Chantal Guy s’est risquée à un décryptage fascinant de ce qui nous attend.

À la veille du jour de l’An, à peu près tout le monde a dû se dire « bonne année » avec un peu de dépit dans la voix et probablement encore par Zoom pour plusieurs. À pareille date l’an dernier, je récoltais les centaines de phrases des lecteurs de La Presse pour créer un grand poème collectif. Le résultat était émouvant. Après une dizaine de mois de pandémie, nous étions philosophes et malgré tout optimistes. La crise sanitaire nous faisait réfléchir à cette pause forcée dans nos vies et découvrir des ressources intérieures insoupçonnées. L’arrivée des vaccins conçus en un temps record permettait tous les espoirs.

Lisez le poème collectif de nos lecteurs

Je ne suis pas dans cet état d’esprit en ce moment, et j’imagine que vous ne l’êtes pas non plus. Avec l’arrivée du variant Omicron, 2022 commence dans un sentiment de régression, alors que nous avions renoué avec un début de vie normale. Nous avons besoin de nous projeter un peu dans le temps, et c’est précisément ce que la COVID-19 sape depuis des mois.

De quoi sera faite 2022 ? J’ai demandé à quelques spécialistes de se soumettre au jeu de l’anticipation pour l’année qui vient. Je ne voulais pas parler à des devins avec des boules de cristal ; je cherchais plutôt de la lucidité à court terme, car c’est probablement la seule arme dont nous disposerons pour passer au travers des prochains mois. Et vous verrez, tout n’est pas sombre dans ce qui s’en vient.

Nous sommes devenus des stressés chroniques

Mais d’abord, dans quel état sommes-nous en ce moment ? J’ai posé la question à la psychiatre Marie-Ève Cotton. « Nous sommes dans un état de stress chronique, résume-t-elle. Au tout début, avec la première vague, c’était un stress aigu. Nous avons vécu un changement drastique, nous avons dû changer nos habitudes pour respecter les mesures, notre façon de travailler. Mais on ne peut rester dans l’état du stress aigu. Nous nous sommes adaptés. »

Et nous sommes épuisés, voilà la vérité. La bonne nouvelle, si ça peut vous consoler, c’est que c’est normal, car tout ça nous a tiré énormément de jus.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Marie-Ève Cotton, psychiatre

Il s’agit de la fatigue d’adaptation. Ça fait plusieurs mois qu’on s’adapte, qu’on patiente, qu’on tolère l’incertitude. Changer demande beaucoup d’énergie, et il n’y a pas beaucoup de gens qui en ont de grandes réserves en ce moment.

Marie-Ève Cotton, psychiatre

« En termes de santé mentale, ajoute-t-elle, je m’attends à ce que ce ne soit pas une année facile du tout. Dans les réponses psychologiques aux pandémies, la vague de problèmes de santé mentale est toujours un peu décalée par rapport à la vague physique, et elle dure plus longtemps. L’accumulation apporte des niveaux de détresse qui vont prendre plus de temps à s’émousser et à s’en aller. »

Malgré tout, en situation de stress chronique, nous continuons à nous adapter, explique la psychiatre. Elle propose de s’inspirer du film Cast Away avec Tom Hanks, qui devait survivre dans son île. « À un moment donné, il ne fait pas juste attendre les secours, il s’organise, et il va survivre en se créant une routine. On commence à bien connaître cette situation-là. Il faut organiser sa vie non pas pour en créer une meilleure, mais pour ne pas être continuellement déçu en attendant un retour vers la normale. »

La bonne nouvelle ? Même si tout le monde est à bout et semble à cran, une certaine authenticité s’est développée. Nous sommes capables de nous dire que ça ne va pas bien en toute franchise, maintenant, ce que chacun comprend mieux.

En espérant que ça va rester.

Une économie résiliente malgré tout

À cela s’ajoute une anxiété économique bien palpable si vous sondez les gens autour de vous. L’inflation, le prix des denrées, les taux d’intérêt et la crise du logement inquiètent beaucoup, même ceux que ces questions ne préoccupaient pas avant. C’est une insécurité que l’économiste Ianik Marcil tempère. « L’économie a montré sa résilience, note-t-il. La pandémie nous a exposé deux choses complètement paradoxales. On a arrêté drastiquement l’économie et personne n’est mort (sauf du virus, malheureusement). D’autre part, cela nous a montré individuellement combien tout ça est quand même fragile. On peut perdre notre job du jour au lendemain, il peut manquer de papier de toilette… C’est un ensemble très complexe aussi fort que fragile, nous prenons conscience de cela. »

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Ianik Marcil, économiste

Selon Ianik Marcil, la pandémie a eu un effet de loupe sur des problèmes déjà existants et connus depuis longtemps, comme la pénurie de main-d’œuvre, qui n’est pas née de la crise. « Il y a un rebalancement du rapport de pouvoir entre travailleurs et entrepreneurs, et je ne pense pas que ça va changer pour l’année prochaine. »

L’économiste trouve qu’il est toujours un peu présomptueux de faire des prévisions, mais il estime que pour 2022, le cocktail n’est pas très fameux, en particulier pour les ménages à faibles revenus. « Le taux d’endettement est très élevé, et depuis longtemps. Il suffit que la Banque du Canada décide d’augmenter un tout petit peu les taux d’intérêt, et pour beaucoup de ménages pris à la gorge, ce serait la meilleure recette pour une catastrophe. La famille modeste avec des ados qui doit renouveler son bail ou son hypothèque n’est pas confortable. Bien sûr, pour une partie de la population, on a moins dépensé au resto et dans les transports, mais pour une autre partie, elle n’a pas retrouvé la situation d’avant la pandémie. »

Comme de nombreuses personnes, Ianik Marcil a dû remplacer un électroménager pendant la pandémie et les délais d’attente étaient de six mois, ce qui illustre la fragilité des chaînes d’approvisionnement. Si un acteur tombe, il entraîne les autres. Mais il constate que là aussi, on est en train de s’ajuster à la réalité. « Le système est en train de se reconstruire. Monsieur et madame Tout-le-Monde qui n’étaient pas au fait de cela en ont pris davantage conscience. »

On traverse un épisode inédit de l’histoire moderne. Pendant une guerre, il arrive qu’on transforme rapidement l’économie, mais l’arrêter au grand complet, c’est du jamais-vu. Certains secteurs plus fragiles au départ ont mangé la claque, comme les restaurants, mais de façon globale, on est passé au travers.

Ianik Marcil, économiste

C’est la raison pour laquelle il demeure somme toute optimiste pour 2022. « Honnêtement, j’ai été le premier surpris de voir comment les États ont été capables de se virer de bord sur un 10 cents. Ça nous a montré qu’on est capables de faire face à la musique. Pour 2022, compte tenu de cette capacité et de l’économie qui ne s’est pas effondrée, je pense qu’on va retrouver une dynamique à peu près normale. Malgré les chamboulements, il n’y a pas deux millions de personnes dans la rue en train de faire la révolution. En gros, on a été capables de se débrouiller, on n’est pas morts de faim, c’est étonnant que pour une aussi grande crise, on puisse être aussi résilients. »

Tout de même, le mot-clé pour 2022 demeure « incertitude ». « Il faut être plus prudent que jamais. Il y a trois choses à surveiller : l’alimentation, l’immobilier et les taux d’intérêt. Si ces trois affaires-là se conjuguent en même temps, ça m’inquiète beaucoup pour les ménages, car 15 à 20 % pourraient être frappés de plein fouet, et ça peut faire très mal. »

Débats, chaud devant

Si vous trouvez que 2021 a été riche en débats et clivages, la prochaine année risque d’être encore plus mouvementée, élections provinciales obligent. Pour la psychologue spécialisée en relations interculturelles Rachida Azdouz, qui vient de publier Panser le passé, penser l’avenir – Racisme et antiracismes, les débats vont reprendre de plus belle, car beaucoup de questions sont en suspens. « La loi 21, ça se rendra jusqu’en Cour suprême, c’est certain. La question du racisme, c’est la même chose ; le débat continue parce qu’il y a beaucoup d’évènements qui le ravivent, notamment les incidents de profilage racial dans la police. Enfin, et je crois que c’est le plus gros morceau, la question de la liberté d’expression en milieu universitaire, en humour et dans le milieu artistique soulève un débat qui ne fait que commencer. »

Pour Rachida Azdouz, c’est devenu pas mal un lieu commun de dire que les débats sont polarisés, mais s’ils nous enflamment autant, c’est tout à fait normal, croit-elle. Parce que nous ne vivons plus dans une société homogène.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Rachida Azdouz, psychologue spécialisée en relations interculturelles à l’Université de Montréal

Quand on était “tous pareils”, on avait la même conception de l’humour, du rapport entre les sexes, de la liberté d’expression. Nous sommes dans l’aboutissement naturel d’une société de grande diversité ethnique, sexuelle, religieuse ou autre.

Rachida Azdouz, psychologue spécialisée en relations interculturelles

« On partage des institutions publiques, ajoute-t-elle, on a un dispositif juridique – les chartes – qui fait en sorte que les minorités ne sont plus seulement “tolérées”. Elles sont respectées dans leurs droits et elles doivent être présentes dans toutes les sphères de la société et les institutions. C’est sûr que ça ouvre des questions sur le vivre-ensemble. Ce n’est pas inquiétant, il faut seulement éviter de tomber dans une rhétorique de guerre civile. Il ne s’agit pas d’une guerre à finir, mais une recherche d’équilibre, et quand on cherche l’équilibre, bien entendu, la balance bouge pendant quelque temps. »

On n’a certes pas fini de parler d’identité, particulièrement en année électorale. Car même si la Coalition avenir Québec présentement au pouvoir ne voudrait pas en faire son cheval de bataille, les autres partis vont inévitablement lui rappeler le thème, pense Rachida Azdouz, qui croit que la meilleure façon de désantagoniser les débats est d’exposer publiquement l’éventail des positions. Sur un seul sujet, comme les signes religieux, il n’y a pas seulement deux camps, mais plusieurs points de vue légitimes entre le racisme haineux et l’acceptation totale sans discussion possible. Une seule chose inquiète Rachida Azdouz et c’est la diabolisation de certains pans de la société, ainsi que la montée de l’extrême droite. En revanche, ce qui lui donne espoir est qu’elle est persuadée que la nuance proviendra des groupes vulnérables eux-mêmes. « Parce qu’il y a des voix qui commencent à se faire entendre, chez les minorités ethniques, sexuelles et religieuses, qui disent avoir une expérience différente de celles attribuées à leurs groupes. Je pense que la nuance viendra de là, par ceux qui la vivent, de la diversité interne aux différents groupes, alors qu’on s’attend à ce que ce soit la société dite majoritaire qui apporte les nuances. »

C’est pourquoi il faut libérer les paroles. Il faut permettre aux gens issus des minorités, quelles qu’elles soient, de ne pas endosser sans nuance le point de vue présumé de leur groupe tel que formulé par leurs représentants, parfois élus, parfois autoproclamés.

Rachida Azdouz, psychologue spécialisée en relations interculturelles

L’éditeur Mark Fortier, de la maison Lux, auteur de l’essai Mélancolies identitaires, espère ne pas voir s’accentuer en 2022 une tendance lourde qu’il a observée : celle du repli sur soi, autant individuel que collectif, que la crise sanitaire n’a certainement pas freinée. « C’est de plus en plus dur de voir l’avenir des sociétés, comme si on avait de la misère à se projeter dans le temps. J’ai l’impression que tous les discours sur les identités sont individualistes ou dans un “nous” très exclusif. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Mark Fortier, éditeur et auteur

On dirait que l’avenir n’est pas du tout un sujet, mais il est difficile de lire l’avenir dans les mousses de son nombril ou dans un passé idéalisé et figé qui n’a jamais existé. On est comme confinés sur le plan des idées, des représentations de soi, de la société. Mon sentiment est que cette tendance sera sur les stéroïdes dans l’année qui vient.

Mark Fortier, éditeur et auteur

En même temps, il fait remarquer qu’en dépit de la crise sanitaire, la société a tenu le coup. Le système de santé et le système scolaire, bien que très abîmés, ont fonctionné malgré une pression incroyable. « La société est encore saine, elle a encore du cœur. Il faut croire au monde, disait Hannah Arendt, à ce qu’il y a entre les individus, selon elle. On atteint les individus en chérissant ce qu’ils partagent. Mais on dirait que de gauche à droite, plus personne ne croit au monde. C’est parfois comme une guerre théologique sans dieu, on se croirait dans un mauvais western, avec une propension assez forte à pendre le monde et à les juger après. Les gens capotent sur les mots et les symboles pendant que la terre brûle. »

Car selon lui, c’est l’écologie qui a été la grande victime de la COVID-19. « C’est la question centrale de l’humanité en ce moment et je crains que le déni face à ce problème perdure. C’est hyper anxiogène, et ça vient renforcer la tendance au repli sur soi. Car si on se contente seulement de commander sur l’internet et d’écouter des documentaires nostalgiques sur Netflix, on va tomber dans un désert culturel quand on sortira de chez soi. » Et pas que culturel…

L’urgence climatique toujours plus urgente

En 2021, on a vu les catastrophes liées aux changements climatiques augmenter à une vitesse qu’on n’aurait pas imaginée il y a seulement cinq ans, et le Canada n’a pas été épargné. Un dôme de chaleur dans l’Ouest canadien a fracassé des records de température, le village de Lytton, en Colombie-Britannique, a littéralement été rayé de la carte, et des inondations historiques ont frappé la même province. On ne voit pas comment, en 2022, ces phénomènes diminueraient, et c’est l’éléphant dans la pièce déjà encombrée de nos problèmes. « On est en train de réaliser collectivement ce dont les scientifiques et les peuples autochtones nous avertissent depuis des années : le réchauffement climatique, c’est vrai, dit Caroline Brouillette, directrice des politiques nationales au Réseau Action Climat Canada. Les impacts sont ici et maintenant, ce n’est plus seulement quelque chose de distant du point de vue géographique et temporel. »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Caroline Brouillette, du Réseau Action Climat Canada

Et la 26Conférence sur les changements climatiques a été encore affublée de noms dramatiques – on dirait que c’est toujours celle de la dernière chance. « Comme d’habitude, c’est la société civile et les gens qui sont à la fine pointe de l’action climatique, plus que du côté des gouvernements et de la diplomatie, qui cherchent le consensus. Nous allons devoir continuer à nous mobiliser. Quand on travaille dans ce domaine, on doit toujours cohabiter avec deux vérités qui sont difficiles à considérer en même temps : d’une part, on avance beaucoup, il y a plus d’engagement et de volonté qu’avant, on n’aurait pas pu imaginer certains progrès il y a quelques années, mais d’un autre côté, ce n’est pas assez rapide. J’ai de la difficulté à croire que ce sera différent en 2022. »

Mais elle observera de près si le ministre Steven Guilbeault remplira ses promesses à Ottawa, ainsi que les élections au Québec.

Je m’attends à ce que le débat climatique prenne de la maturité. Tous les partis de l’opposition proposent des cibles plus ambitieuses que l’actuel gouvernement, et c’est une bonne chose, cette compétition entre les partis sur le climat.

Caroline Brouillette, du Réseau Action Climat Canada

« Ils savent que c’est devenu une préoccupation majeure des Québécois, ajoute-t-elle. Mais j’aimerais voir aussi les partis présenter des plans rigoureux pour atteindre les cibles qu’ils proposent. Ce serait bien, une surenchère sur la rigueur des plans aussi ! »

Caroline Brouillette voit beaucoup de parallèles entre nos réponses à la crise de la COVID-19 et à la crise climatique. « Nous savons que partager les vaccins avec tous les pays est la meilleure façon d’éradiquer le virus, mais on ne le fait pas. C’est la même chose pour le climat ; on sait qu’on n’arrivera pas à résoudre la crise si tous les pays ne réduisent pas leurs émissions pour rester en bas de 1,5 ℃. Mais les pays riches échouent quant aux montants promis aux pays pauvres. Donc on se tire un peu dans le pied en n’ayant pas une approche de solidarité internationale. Il y a des raisons morales pour cette solidarité, mais aussi égoïstes – on le voit avec le virus. Le développement des variants en est un exemple. »

C’est le mythe de Cassandre qui est en train de se réaliser, selon Caroline Brouillette, qui n’en tire aucune satisfaction du genre « on vous l’avait bien dit ». « La raison numéro un pour laquelle les gens travaillent sur l’environnement ou se battent contre les injustices, c’est par amour, pour paraphraser la militante bell hooks. Parce que ce sont des vies, des gens et des endroits qu’on aime que ça affecte. Chaque dixième de degré compte, car ce sont des millions de vies sauvées, des communautés qui sont protégées et des espèces qui sont conservées. »

En résumé, l’année 2022 sera chaude sur tous les plans, peut-être même plus que celle qui vient de se terminer. Et c’est probablement en gardant la tête froide et le cœur à la bonne place qu’on pourra le mieux la traverser. N’est-ce pas ce que nous avons appris à faire depuis presque deux ans ? Certes, il s’agit d’un apprentissage à la dure, nous avons perdu nos repères, l’incertitude quant à la pandémie persiste, l’avenir semble si incertain, mais il se pourrait que les leçons retenues de cette crise nous servent à très long terme – ou, au moins, pour la prochaine année. Qu’elle soit bonne ou pas.