Je m’attendais à rencontrer un homme plutôt distant, loin du monde ordinaire, qui a été élevé par des domestiques et a fréquenté les écoles privées élitistes dans sa jeunesse.

Pourquoi cette impression ? Le nouveau recteur de l’Université de Montréal est notamment diplômé de la prestigieuse Université Harvard, il a été conseiller spécial de la juge en chef de la Cour suprême du Canada et était jusqu’en 2016 doyen de la faculté de droit de l’Université McGill.

C’est une personne bien différente que j’ai rencontrée dans ses bureaux du pavillon Roger-Gaudry. Daniel Jutras a fait tout son parcours au Québec à l’école publique – polyvalente et cégep, entre autres. Il a vécu ses premières années d’enfance dans un logement du quartier Rosemont. Et aucun de ses deux parents n’a fréquenté l’université ! Bref, il est un pur produit du Québec post-Révolution tranquille.

Autre détail intéressant : à 61 ans, il enfourche toujours sa moto Triumph Thruxton rouge durant l’été.

Daniel Jutras a remplacé Guy Breton au printemps 2020, en pleine pandémie. Il a dû assimiler en quelques semaines – et à distance – les rouages d’une université qu’il n’avait pas fréquentée depuis 40 ans, quand il y étudiait en droit. Tout en étant plongé dans le débat de l’heure, soit la culture du bannissement à l’université !

La transition s’est bien déroulée, mieux que prévu, dit-il. Le mode virtuel lui a permis de rencontrer plus rapidement les 103 membres du personnel qui l’entourent. Les premiers mois ont beaucoup été consacrés au fonctionnement à distance, avec ses inévitables pépins techniques, comme cette panne informatique d’une demi-heure lors de la première séance d’examens intra, à la mi-octobre 2020… Bonjour, le stress !

Daniel Jutras est convaincu que l’Université conservera certaines des bonnes pratiques nées de la pandémie. Les profs ont repensé la manière d’évaluer les étudiants, par exemple. Aujourd’hui, 82 % des cours de l’université sont en présentiel, tandis que 10 % continuent d’être offerts en mode virtuel et 8 %, sous forme hybride.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Daniel Jutras, recteur de l’Université de Montréal

L’image du prof qui lit ses notes à 200 étudiants assis en classe, il faudrait que ça disparaisse. On peut faire mieux. Mais l’image du prof qui interagit avec ses étudiants, qui bâtit une relation de confiance, qui les fait travailler ensemble sur un problème, c’est ce qu’il faut faire, et ça se fait en personne.

Daniel Jutras

Peut-on imaginer qu’à l’avenir, certains cours seront offerts virtuellement par un seul prof à une multitude d’étudiants, avec des économies d’échelle ?

« Il faut faire très attention. La vie universitaire se passe sur le campus. Dans les interactions, dans le dialogue entre les profs et les étudiants, dans la recherche, les activités sociales. Il ne faut absolument pas qu’on perde cette dimension humaine sur le campus. Ça fait partie du processus d’épanouissement des étudiants », insiste Daniel Jutras.

Une partie des cours resteront probablement en mode virtuel, soit ceux de la faculté d’éducation permanente (anciennement cours aux adultes). Ces formations courtes sont souvent suivies par des gens qui travaillent à temps plein ou qui ont des obligations familiales.

Pas de mots bannis à l’UdeM

Autre sujet chaud : la liberté d’expression à l’université. Le débat aurait pu virer à la foire d’empoigne à l’Université de Montréal, mais il en a été autrement.

D’abord, l’institution n’a pas attendu les conclusions du rapport Cloutier, qui vient de recommander que chaque université se dote d’une politique claire sur le sujet. Le rapport recommande aussi l’adoption d’une loi pour protéger la liberté universitaire, ce à quoi Daniel Jutras s’est opposé.

En février 2021, donc, Daniel Jutras a lancé une consultation à l’université – et reçu 135 avis des enseignants, des étudiants, du personnel administratif, de syndicats et d’associations – qui a mené à l’adoption d’un énoncé de principe, en juin.

Sur la non-censure, « il y a eu un très vaste consensus dans notre communauté universitaire », explique le recteur, dans la mesure où les mots et les images sont utilisés dans un exercice lié à l’apprentissage.

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Daniel Jutras, recteur de l’Université de Montréal

En même temps, il y a aussi eu un large consensus que les profs, en particulier, mais aussi les étudiants, ont aussi la responsabilité d’assurer la qualité de la conversation, de ne pas être insensibles au fait que certains mots peuvent provoquer des réactions d’inconfort, et qu’il est nécessaire de les contextualiser. Parce que c’est une relation hiérarchique aussi, ce sont les profs qui contrôlent une bonne part des conversations qui se déroulent en classe.

Daniel Jutras

Dans l’énoncé de principe, entré en vigueur le mois dernier, les professeurs se voient donc rassurés dans leur liberté de choix pédagogiques et de recherche.

« Aucun mot, aucun concept, aucune image, aucune œuvre ne sauraient être exclus a priori du débat et de l’examen critique dans le cadre de l’enseignement et de la recherche universitaires », précise l’énoncé.

En revanche, l’énoncé consacre la nature évolutive de la transmission du savoir de l’université et le développement d’un rapport critique aux savoirs. De plus, l’énoncé condamne toute incivilité à caractère discriminatoire ou raciste, et réaffirme la libre expression des étudiants « en favorisant un climat propice à cette expression ».

Pas de grandes vagues, donc. Il faut dire que l’Université de Montréal n’a pas été au cœur de ces débats sur la culture du bannissement. Elle a connu peu de litiges à ce sujet, ou du moins pas de conflits ouverts ou médiatisés.

La plus influente au monde

Daniel Jutras a aussi planché sur un autre chantier majeur ces derniers mois : le plan stratégique. Et au cœur de la stratégie figure la volonté de faire de l’Université de Montréal l’université francophone la plus influente au monde, rien de moins.

« C’est ambitieux, mais il faut avoir de l’ambition. Il n’y a pas de raisons qu’une université francophone québécoise ne soit pas dans la cour des grands […] Je suis convaincu qu’on peut y arriver », dit le recteur, qui mentionne les bons coups de l’université en physique, en intelligence artificielle ou en droit.

Grand et noble objectif, sans aucun doute. Reste à voir comment l’UdeM pourra mesurer l’atteinte de cette cible d’influence…

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : noir. Espresso. Souvent.

Les personnes que j’aimerais réunir à ma table, mortes ou vivantes : J’aime les gens qui ont des choses à raconter et qui le font avec passion, alors : Anne-Marie Cadieux, Kim Thúy Ly Thanh, Tire le coyote, Robert Lepage et Joséphine Bacon.

Le matin idéal : long petit déjeuner le dimanche au chalet, avec toute ma petite famille. Je n’arrive pas à placer un mot, et c’est très bien comme ça.

Mes livres préférés : Je lis généralement en mode « plongée dans l’univers de ». Récemment lu : tout Emmanuel Kattan et La Bête intégrale de David Goudreault.

Ma moto : Triumph Thruxton rouge

Mon voilier : j24 sur le lac Memphrémagog

Qui est Daniel Jutras ?

  • Né en 1960, il a grandi dans le quartier Rosemont, puis sur la Rive-Sud de Montréal.
  • Diplômé en droit de l’Université de Montréal et de l’Université Harvard, Daniel Jutras est un spécialiste du droit civil et du droit comparé.
  • Il a enseigné le droit à l’Université McGill de 1985 à 2020, et il a été doyen de la faculté pendant sept ans.
  • Il a été consultant en matière de déontologie auprès du Conseil canadien de la magistrature.
  • Officier de l’Ordre du Canada, il a notamment reçu le Mérite du Barreau du Québec en 2016 et la Médaille du jubilé de diamant de la reine Élisabeth II en 2013.
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