Une nation n’est jamais que le reflet des mille forces qui ont contribué à la façonner. Or, qui sont ces mille forces, ces « autrui significatifs » qui ont contribué à façonner l’identité québécoise ? Une question posée à plusieurs chercheurs et éminents spécialistes issus de champs d’expertise divers.

C’est la figure anglaise, celle de la Grande-Bretagne, qui est, comme autrui, apparue en premier. À l’époque de la Nouvelle-France, la France ne pouvait être considérée comme un autrui, même si des différenciations identitaires commençaient à se faire sentir. C’est sous le régime anglais, après 1763 et particulièrement après 1791, à la suite de l’octroi par Londres d’une assemblée représentative, que les « Canadiens » ont pris conscience de leur existence comme nation, comme peuple. Ce sont les « libertés anglaises » que nous voulons, pouvait affirmer Étienne Parent juste avant les rébellions de 1837-1838 et l’Acte d’Union. Nos premiers intellectuels ont été formés à l’école du libéralisme anglais (Adam Smith, Edmund Burke et, par « obligation », Lord Durham). Nos politiciens se mireront dans les institutions britanniques.

Le catholicisme et la France apparaîtront plus tard, quasi simultanément, comme une suite ou un repli par rapport aux évènements désastreux, pour la nationalité naissante, ayant conduit à l’Acte d’Union.

L’autrui anglais était le conquérant dans lequel on puisait ses libertés politiques. L’autrui français sera une sorte de retour permettant d’inscrire la nation dans une matrice culturelle à la manière des romantiques du XIXsiècle.

Le catholicisme, particulièrement dans sa version ultramontaine, sera aussi un lieu d’emprunt d’une expressivité culturelle. La nation (providentielle) sera catholique avant d’être politique (étatique), l’Église-nation tentera de se substituer à l’absence d’un véritable État.

L’Amérique états-unienne accompagnera ces autrui significatifs sans que nous lui donnions la centralité que l’école de l’américanité lui impute. L’Amérique (républicaine) a été une valeur refuge quand il est devenu évident, à l’époque des Patriotes (1826-1840), que le rêve anglais d’autonomie politique ne se réaliserait pas. À l’époque canadienne-française, elle sera un repoussoir en raison de ses caractéristiques protestantes, industrielles, urbaines, et de sa langue anglaise. Malgré l’américanisation de la société (culture première), l’image de l’Amérique restera dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale un repoussoir en raison de l’impérialisme yankee inhérent à la guerre du Vietnam, s’érigeant contre l’émancipation tiers-mondiste à laquelle s’identifiera pour un moment le Québec. L’autrui américain positif (l’américanité) réapparaîtra à la suite des échecs référendaires : on voudra y puiser l’hypermodernité d’un Québec pluriel et civique.

Pendant le siècle du Canada français (1840-1960), il y a eu de nouveaux autrui, moins présents, mais significatifs. Le libéralisme du XIXe siècle aimait à considérer comme sans histoire ces petites sociétés qui contre l’histoire s’affirmaient néanmoins : l’Irlande, la Grèce, la Pologne, la Belgique. L’Afrique du Sud, avec ses Afrikaners et sa guerre des Boers, voilà un autrui oublié (ou que l’on a voulu oublier) pourtant central dans l’affirmation du nationalisme anti-impérialisme d’Henri Bourassa. Au-delà du nationalisme et du conservatisme (ou du romantisme pour certains) dont s’est nourri abondamment le Canada français, les grandes idéologies du siècle, libéralisme, communisme, fascisme, étendront leur ombre de manière différenciée : plus présent pour le libéralisme, moins pour le communisme et le fascisme, quoique le corporatisme ibérique ait eu des échos non négligeables entre les deux.

Nous converserons aussi pendant ce siècle par l’intermédiaire d’intellectuels étrangers. La pensée ultramontaine s’abreuvera à Félicité de Lamennais ainsi qu’à François-René de Chateaubriand.

Alexis de Tocqueville fera un court voyage sur les rives du Saint-Laurent. Lord Durham, mandaté par Londres pour étudier la situation politique du Canada après les révoltes de 1837-1838, laissera un rapport empreint de libéralisme anglais dans lequel nous nous mirons encore.

Rameau de Saint-Père écrira au milieu du XIXe siècle des textes éminemment compréhensifs sur les Français d’Amérique ; il sera l’un des inspirateurs du projet canadien-français. L’historien américain Francis Parkman, spécialiste du catholicisme à l’époque de l’Empire français d’Amérique, sera en dialogue constant avec l’école littéraire canadienne-française.

Dans les années 1930, le sociologue américain Everett Hughes étudiera le Québec à la lumière des travaux de l’école de Chicago et inaugurera un long débat sur la folk society canadienne-française. L’intellectuel et politicologue français André Siegfried jettera quant à lui un regard universitaire sur le Canada français ; on peut le considérer en quelque sorte comme le père des études québécoises internationales.

Le monde littéraire n’est pas en reste. L’étranger est partout dans le roman québécois. C’est un haut lieu de l’interaction symbolique. Chacun des grands autrui québécois a ses romans. L’inverse est moins vrai : peu d’étrangers ont inscrit leur récit dans le pays d’ici. Nous excluons de ce lot la littérature migrante, car il ne s’agit pas d’un autrui dans le sens où nous l’entendons ici. Rappelons quand même que l’un des grands romans du terroir québécois, Maria Chapdelaine, a été écrit par un étranger de passage.

Les années 1960 ont considérablement modifié nos interactions avec l’étranger. L’Angleterre a disparu, remplacée par le Canada. La France n’est plus la mère patrie : elle fait dorénavant partie de la francophonie comme autrui significatif. Nos interactions avec l’Amérique états-unienne oscillent entre l’autrui négatif (l’impérialisme, la culture qui vient d’ailleurs) et l’autrui positif (l’américanité, l’américanisation de notre culture première). Au moment de la Révolution tranquille, le tiers-monde s’est inséré comme autrui significatif. Nous nous sommes mirés dans les luttes anti-impérialistes et décolonisatrices (l’Algérie, Cuba, le Congo, le Chili d’Allende). Dans l’édition québécoise de Portrait du colonisé, Albert Memmi s’interroge : « Les Canadiens français sont-ils des colonisés ? ». Aujourd’hui, la pensée postcoloniale reprend cette discussion, inversant le portrait du colonisé : le Québécois est désormais un colonisateur.

On pourra aujourd’hui trouver dans l’étude des petites nations une filiation avec la pensée décolonisatrice des années 1960. Le regard croisé entre les petites nations (l’Europe de l’Est, la Catalogne, Israël, etc.) met effectivement en avant la fragilité existentielle de la nation québécoise. L’intercompréhension ou le dialogue avec les petits États (l’Écosse, la Suède, la Norvège, etc.), et leurs modèles de développement ou de social-démocratie, qui se pratiquent aussi au Québec aujourd’hui, reproduisent un autre versant de la Révolution tranquille, celui d’être une société globale, sûre d’elle-même. L’une, la petite nation, reproduit l’idée de la fragilité culturelle ; l’autre, le petit État, le désir d’être grand.

Le Québec et ses autrui significatifs

Le Québec et ses autrui significatifs

Québec Amérique, 2021

441 pages

Qui sont Jean-François Laniel et Joseph Yvon Thériault ?

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Jean-François Laniel

Jean-François Laniel est sociologue et professeur adjoint à la faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval depuis janvier 2019. Il est rédacteur en chef de la revue Studies in Religion/Sciences Religieuses, ainsi que directeur des collections « Religion et politique » et « Sciences religieuses » aux Presses de l’Université Laval.

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Joseph Yvon Thériault

Joseph Yvon Thériault étudie depuis plus de 30 ans les enjeux de la mémoire et des identités collectives dans les sociétés traversées par l’individualisme démocratique. Il est l’auteur notamment de Sept leçons sur le cosmopolitisme : agir politique et imaginaire démocratique (2019), de Critique de l’américanité : mémoire et démocratie au Québec (2005), ainsi que d’Évangéline : Contes d’Amérique. Il est professeur de sociologie politique retraité de l’Université du Québec à Montréal.