Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Serge Denoncourt.

1967.

Shawinigan.

J’ai 5 ans.

Je sais déjà que le père Noël n’existe pas car j’ai reconnu l’œil de verre de monsieur Ferron sous le costume rouge et blanc et la barbe de ouate la semaine dernière à la maternelle.

Noël approche et je ne suis pas particulièrement dans la joie. Mes parents, ma mère surtout, se plaisent à répéter inlassablement que nous sommes pauvres. Ce qui est faux. Nous ne sommes pas riches, mais nous ne manquons de rien grâce à mon père qui cumule trois boulots.

À l’approche de Noël, ma mère, reine du passif-agressif, se plaît à nous rappeler que nous aurons un beau réveillon parce que mon père et elle se sont « serré la ceinture » pour nous offrir ce que nous souhaitons. Qu’ils « ont fait des sacrifices énormes, mais que c’est normal quand on aime ses enfants ».

Chez moi la tension monte. Est-ce que ma famille manquera de l’essentiel parce que j’ai demandé une piste de course Hot Wheels ? Est-ce que mes demandes vont nous jeter à la rue ? Et ce « serrage de ceinture » que je comprends mal me hante et provoque chez moi des images de parents qui meurent lentement asphyxiés par un serrage de ceinture dont l’image me poursuit jusque dans mon sommeil. Ma vie est un enfer de culpabilité.

Le 24 décembre, alors que je suis dans mon lit et que j’attends minuit avec frayeur, ma sœur dort profondément du sommeil du juste, puisqu’elle sait qu’elle recevra son « poêle Kenner », tant désiré et qu’elle a découvert un mois auparavant dans la garde-robe de mes parents tout en faisant croire à toute la famille qu’elle n’a rien vu.

Moi, pendant ce temps, je répète. Je me mets en scène.

Je pratique des mimiques de joie et des exclamations de bonheur. Ce bonheur obligé puisque je n’ai pas le droit d’être déçu devant tous les sacrifices de ma famille pour avoir un beau Noël.

Il faut que je sois content. Pas le choix. Si je ne veux pas gâcher le Noël des adultes. Le dernier avant que nous ne couchions tous sous les ponts à cause de mes exigences de gosse de riches.

Mon cœur bat trop vite. J’ai mal au cœur. Je veux vomir. J’ai envie de pleurer mais je me contrôle. Je jouerai le jeu. Je ferai semblant. Je prétendrai le bonheur alors que je voudrais simplement disparaître de la surface de la Terre. Moi, égoïste, sans cœur, impardonnable.

Minuit.

Ma mère vient nous réveiller tout doucement.

« Joyeux Noël », chuchote-t-elle. Angoisse.

En pyjama, ma sœur et moi nous dirigeons vers le salon. Sous l’arbre qui scintille sont disposés quelques cadeaux.

Angoisse.

Assis par terre, les yeux un peu bouffis, je regarde sous l’arbre et me demande ce qui se cache dans les boîtes enveloppées de papier vert et rouge. Ma sœur feint la surprise. Elle est pourtant ravie. Elle possède maintenant le « poêle Kenner » tant convoité.

À mon tour, je développe un énorme cadeau. Surprise. Mes parents n’ont pas pu se mettre en faillite pour deux camions-remorques à la peinture encore fraîche. Ils ont appartenu à mes frères 10 ans auparavant. Je suis déçu mais soulagé. Je n’ai pas envie de ces camions, mais je sais que je ne suis pas responsable du fameux « serrage de ceinture ». Ma sœur serait donc la responsable avec son petit four de plastique turquoise qui, dans ma petite tête, a dû coûter une fortune. Notre vie sera un enfer, mais au moins ce ne sera pas ma faute.

Mais, coup de théâtre, ma mère se penche vers moi avec un deuxième cadeau. Je n’en veux pas. Je veux l’offrir aux vrais pauvres. On n’a pas les moyens. J’ouvre et je découvre un jeu « Ker Plunk » que je n’ai jamais demandé, dont je ne veux pas, qui me désespère. Mes parents me regardent, l’air attendri... Alors j’explose de joie. Une joie feinte, bien entendu, mais une joie qui leur signifie que je suis tel-le-ment heureux, tel-le-ment extatique que cela valait la peine de tout perdre, de ne plus manger trois fois par jour, de porter des vêtements rapiécés pour la joie de posséder un... « Ker Plunk » ? !

Tout le monde se dirige vers la cuisine. On va manger de la tourtière et de la dinde à 1 h du matin. C’est la fête. J’annonce d’une petite voix mal assurée que je n’ai pas faim. Que je ne me sens pas bien et que je vais aller me coucher. Tout le monde me regarde avec un sourire aimant et me souhaite « bonne nuit et joyeux Noël ». Du fond de mon lit, je pleure en silence.

Je sais que Noël est une fête qui est et sera toujours une fête triste. La plus triste du monde. C’est connu, c’est su et archi su : je n’aime pas Noël. Je l’ai dit et répété sur tous les plateaux de télé ; dans tous les studios de radio. On croit que c’est une posture, un personnage, un fonds de commerce. Mais non. Vous le savez maintenant. C’est honnête, ressenti, subi. Je n’aime pas Noël.

Pour être franc, je n’aime pas les fêtes en général qui s’accompagnent trop souvent de cette tyrannie du bonheur.

On parle beaucoup de ce poids invisible, de ce spleen saisonnier qui surgissent avec le temps des Fêtes. On pense que cet état appartient aux adultes. Que Noël, c’est pour les enfants et que leur joie n’a d’égal que notre épuisement.

Je crois pourtant qu’on se trompe. Ceux qui subissent le plus la pression des Fêtes, ce sont les enfants.

Les attentes trop grandes. L’excitation démesurée. La déception des cadeaux. La fatigue des réveillons et des parents gorlots. Noël provoque chez nos petits chéris un stress et une angoisse insoupçonnés... Croyez-moi, je le sais.

Alors, si votre enfant, tout comme moi, n’aime ni Noël ni le jour de l’An, acceptez-le. Faites-vous une raison. Ne forcez pas la joie et le faux plaisir. Foutez-lui la paix, quoi !

C’est avec un peu de tristesse que j’écris ce dernier papier pour La Presse. L’appel de la mise en scène se faisant sentir et mon emploi du temps devenant plus théâtral que littéraire. Merci à Stéphanie Grammond d’y avoir cru alors que j’avais tous les doutes de l’imposteur.

Pour finir, je vous souhaite à tous un merveilleux temps des Fêtes. Et si jamais, pendant cette période de l’année, vous aviez envie d’être grognon, bourru, taciturne, solitaire, désagréable, rabat-joie... Eh bien ! faites-vous plaisir et ne vous gênez surtout pas pour moi.