Voici la reproduction du texte paru à la une de La Presse du samedi 21 octobre 1905, décrivant les prédictions d’un voyant indien interrogé sur le visage de Montréal, un siècle plus tard.

Le 20 mai dernier, La Presse a raconté les détails d’une entrevue qu’elle venait d’avoir avec le mage Papou-Gaba-Abidos, savant indien qui parcourt le monde dans le but de porter partout la consolation et la conciliation. Lors de sa première visite à nos bureaux, le vénérable mage nous a prédit la transformation de l’île Sainte-Hélène en une sorte de « Coney Island » canadien, nous exposant dans les plus minutieux détails les futures séductions que nous offrira cette île, changée en Éden Populaire. La prophétie n’est pas encore accomplie, c’est vrai ; mais il faut considérer qu’il n’y a pas six mois qu’elle a été faite et que le mage n’a pas fixé de date à cette transformation. Nous en attendons avec confiance la réalisation.

Après avoir été remplir en Extrême-Orient une mission prophétique, le mage Papou-Gaba-Abidos est revenu à Montréal. Sa première visite a été pour La Presse. Au cours de la conversation, il nous a fait part de la satisfaction qu’il avait éprouvée en apprenant les efforts tentés par la Ville pour englober dans une cité unique toutes les municipalités suburbaines.

— C’est un mouvement de progrès, nous dit-il, qui fera de Montréal une des plus grandes villes du monde. Je vois, ajouta le mage Papou-Gaba-Abidos, je vois nettement ce que sera Montréal dans cent ans. Cela dépasse en grandeur tout ce que vous pouvez imaginer. Nous lui demandâmes de nous faire connaître sa vision, mais le mage s’y refusa.

— Il n’est pas dans l’ordre naturel des choses, nous dit-il, de dévoiler l’avenir aux peuples.

— Mais alors, vénérable mage, à quoi peut servir votre qualité de prophète ? Le bon vieillard parut frappé de l’objection.

— C’est vrai, fit-il, songeur… Eh bien, soit. Apprenez ce que l’avenir vous réserve. Nous appelâmes un des sténographes de La Presse et attentifs, extasiés, nous bûmes avec avidité les paroles de Papou-Gaba-Abidos, paroles que nous transcrivons ici avec la plus rigoureuse exactitude.

— « Dans cent ans, dit le mage d’une voix grave et avec une parfaite assurance, dans cent ans la ville de Montréal occupera en totalité l’île qui porte aujourd’hui ce nom. Son importance sera telle, qu’elle jouira d’une autonomie complète, à l’instar des provinces de la confédération. Elle n’aura plus un conseil municipal ; elle aura un parlement. De sorte que les conseillers municipaux de la ville, après avoir aboli par absorption les conseils municipaux des localités voisines, seront abolis à leur tour.

« Dans cent ans, les progrès de l’industrie auront tout transformé, et il y aura une plus grande différence entre les conditions de la vie actuelle et celles qui existeront alors, qu’entre les conditions de notre existence présente et celles de l’homme primitif avant l’âge de pierre.

« Toutes les tribulations qui nous assiègent, toutes les détresses qui nous accablent, tous les maux qui nous affligent seront à jamais disparus.

« Il n’y aura plus ni riches, ni pauvres ; ni grands, ni petits ; ni maîtres, ni esclaves. Ce sera le règne de la fraternité qui s’épanouira dans une Salente égalitaire.

« Toutes les maisons seront luxueuses et confortables, et l’électricité remplacera les services publics.

« Plus de demoiselles de téléphones : les communications s’établiront d’elles-mêmes, automatiquement.

« Plus de pompiers : une pression sur un bouton, et un extincteur chimique aura raison du fléau naissant, ne laissant d’autres traces de son action qu’un parfum suave.

« Plus de policemen : la pureté des mœurs les aura relégués parmi les souvenirs des temps barbares.

« Plus de juges, plus d’huissiers, plus de prison : le degré de perfection et de probité sociale aura rendu ses fonctionnaires inutiles et ces édifices sans destination.

« Plus de cochers de fiacres : l’urbanité des citoyens en aura provoqué l’anéantissement.

« Plus de tramway, plus d’automobiles : la lenteur de ces véhicules d’un autre âge les aura fait rejeter. Ils seront remplacés par des aéronefs dont la vitesse dépassera le vol de l’hirondelle.

« Plus de journaux : les nouvelles seront enregistrées sur des cylindres phonographiques et transmises à toute heure du jour et de la nuit, au domicile des abonnés, qui n’auront que la peine de tourner une petite clef pour en ouïr le récit.

« Plus de shavers : depuis longtemps ils seront morts de faim ou de honte.

« Plus de facteurs : les lettres et matières postales seront délivrées à domicile à l’aide d’un tube pneumatique, qui desservira également les citoyens, leur épargnant la peine de se rendre au bureau de poste.

« Plus de neige ni de glace dans les rues et sur les toitures : Un système de chauffage électrique souterrain élèvera la température, l’hiver, au degré constant convenable pour les chambres de malades. Le produit liquide de la fonte de la neige s’écoulera instantanément par de vastes égouts creusés sous toutes les voies de la ville.

« Plus d’interruptions dans la navigation : à l’aide de petites masses de radium, judicieusement réparties dans des stations sous fluviales, le Saint-Laurent demeurera libre de glace pendant toute l’année. Les froids les plus rigoureux ne pourront rien contre le précieux agent calorifique.

« La ville occupera toute l’étendue de l’île de Montréal. De vastes avenues, plantées de décoratifs et odorants paulownias, la traverseront en tous sens. Les distances seront nulles, grâce aux flottilles d’aéronefs dont les véhicules aériens se succéderont, le jour de seconde en seconde, et la nuit de minute en minute.

« Les maisons seront construites selon une formule nouvelle qui classera nos palais actuels parmi les taudis. Le chauffage, l’éclairage, l’heure, la réfrigération seront produits par une source unique, l’électricité, qui distribuera ces bienfaits à domicile. « Les impôts de toute nature seront abolis ; ils seront remplacés par des contributions volontaires, qui excéderont toujours tous les besoins de la grande ville idéale.

« Il n’y aura plus de rivalités politiques, attendu qu’il n’y aura plus qu’un parti : celui de la fraternité. Les députés seront pris parmi les citoyens volontaires, qui verseront au fonds public une somme de 15 000 $ par année, juste prix de l’honneur qui leur sera accordé. Eu égard à la population et au grand nombre de citoyens dévoués aux intérêts généraux, le nombre des députés sera porté à 1000, ce qui produira un revenu de 15 000 000 de dollars. Cette somme, ajoutée aux revenus du milliard donné à la ville par un richissime américain, émule de Carnegie, à la condition que l’avenue principale qui coupe la ville dans sa longueur, porte son nom à la postérité, formera un budget total de 65 000 000 $, qui, ajouté aux contributions volontaires, constituera une somme suffisante pour entretenir les dynamos chargées de faire le bonheur des heureux mortels qui peupleront Montréal-Paradis.

« Pour tout dire en peu de mots, tout ce qui existe aujourd’hui disparaîtra pour faire place à des créations nouvelles et perfectionnées. « Il ne subsistera que l’ordre des avocats. Ils seront recrutés parmi les descendants de ceux qui pratiquaient leur noble profession en 1910, date du commencement de l’évolution, dont je vous annonce l’épanouissement. Mais le rôle des avocats sera d’ordre purement académique : ils seront chargés de perpétuer l’éloquence de leurs aïeux et de conserver intacte dans les masses, la belle langue française, dont seuls ils avaient le secret.

« Voilà l’avenir brillant réservé à votre belle cité, qui, je le dis en toute sincérité, est bien digne de ces accablants bonheurs. »

Nous étions haletants et plongés dans la volupté d’un rêve féerique.

— Mais, dit l’un d’entre nous, Mage, êtes-vous sûr que dans cent ans Montréal aura atteint ce degré idéal de perfection ?

Papou-Gaba-Abidos fixa sur nous un regard sévère. Il semblait indigné de la manifestation de notre doute. Il allait nous pulvériser d’une apostrophe indignée, mais il eut pitié de nous en songeant à la fragilité de notre esprit et la faiblesse de nos facultés conceptives. Il sourit avec indulgence, et se borna à répondre en se levant : — « Vous le verrez bien. » Puis il se retira majestueusement.

Et pendant toute la journée, une vague odeur de soufre ou d’azote nous chatouilla le nerf olfactif, comme si le diable ou le tonnerre avait traversé nos bureaux.