La tempête causée par la post-production de Noah semble s'être dissipée au-dessus du studio Paramount, qui en est finalement venu à une entente avec le férocement indépendant Darren Aronofsky: c'est bel et bien la version du réalisateur qui sera projetée le 9 avril prochain, jour de sa sortie en salle.

La victoire de l'artiste contre ses puissants financiers était loin d'être acquise. Aronofsky avait renoncé à son droit au final cut en échange de la petite fortune de 130 millions $ que lui a versée Paramount (son plus gros budget jusque-là avait été 35 millions $ pour The Fountain, un flop au box-office). En octobre dernier, peu après la fin du tournage, des projections-test de Noah auprès de différents groupes-clés se sont avérées «inquiétantes». La vision originale du cinéaste s'annonçait sérieusement compromise.

Paramount se préoccupait des réactions négatives de la part de la communauté chrétienne évangélique, un public-cible très convoité pour ce type de production, et qui représente près du quart de la population aux États-Unis. Ces derniers, qui ont vu une demi-douzaine de versions du film, ont pour la plupart rejeté l'illustration sombre et ambiguë du protagoniste, interprété par Russell Crowe.

Ces sondages effectués par le studio et leurs consultants marketing ont choqué Aronofsky, qui était découragé que des spectateurs forment leur opinion sur une oeuvre inachevée (la musique et les effets visuels n'étaient pas encore à point), avec un montage qu'il n'a pas approuvé. «J'étais bouleversé, bien sûr. Personne ne m'a jamais fait ça», a-t-il dit en entrevue au Hollywood Reporter la semaine dernière.

Son but dès le départ de l'aventure du projet le plus ambitieux et le plus personnel de sa carrière était de «faire un Noé pour tous». Pour les athées: «Un monde fantastique dans le style Terre du Milieu qui ne rappelle en rien l'école biblique de leur grand-mère». Il a d'ailleurs promis à Crowe qu'il ne le filmerait jamais «sur une péniche avec deux girafes derrière toi», mais plutôt comme un «super-héros».

Et pour les croyants, qui prennent «très, très au sérieux la parole d'évangile», il s'est assuré de puiser son inspiration autant que possible dans la Bible, qu'il n'avait «aucun problème à accepter comme vraie» pour les besoins du film. Par exemple, il s'est fié aux mesures fournies dans le livre de la Genèse pour construire la fameuse arche, ignorant les «millions d'idées» que lui suggérait son directeur artistique.

Malgré les intentions universalistes d'Aronofsky, il reste que Noah ne réussira jamais à satisfaire une certaine frange religieuse conservatrice. Dans les projections-tests, des évangéliques ont critiqué le fait que Noé lui-même ait fermé l'immense porte de l'arche avant le déluge, ou qu'il se soit saoulé dans une grotte une fois revenu sur terre ferme. Le vice-président de la Paramount, Rob Moore, décrit comme un «des rares dirigeants à Hollywood qui s'identifie comme un chrétien dévoué», a réfuté ces blâmes, regrettant une méconnaissance des textes bibliques par une partie des personnes sondées. (D'autres critiques s'en prenaient au méchant message vert du film, comme je le mentionnais dans mon post en octobre).

Moore reconnaît cependant que Noah n'est pas dans la veine des productions chrétiennes pieuses, qui interprètent les paraboles bibliques de manière littérale, comme l'ultra-populaire série télévisée The Bible diffusée sur History Channel - et dont une adaptation cinématographique, Son of God, prendra l'affiche à la fin du mois - mais précise que son film, même s'il n'est qu'«inspiré» par l'histoire de Noé, «contient davantage de créativité».

Paramount s'est par ailleurs assuré le soutien de bon nombre de groupes religieux et de pasteurs de renom d'à travers le monde. D'une part, pour donner de la crédibilité à son projet auprès des chrétiens, et de l'autre, pour amasser des munitions en vue d'une guerre d'opinion qui risque d'enflammer la communauté chrétienne. Les premières salves ont déjà été lancées: lundi, Variety publiait un sondage commandé par une organisation religieuse de droite, Faith Driven Consumers, qui soutient que «98% de ses adhérents n'étaient pas satisfaits par l'interprétation hollywoodienne d'une histoire religieuse comme Noah». Mardi, Paramount a annoncé via le Hollywood Reporter qu'il «condamne fermement» la méthodologie du sondage.

Moore n'a pas encore fourni la raison précise qui l'a convaincue de donner le final cut à Aronofsky. Il semble fier du résultat, disant que le film reflète «les thèmes-clés de l'histoire de Noé dans la Genèse - la foi, l'espérance et la promesse de Dieu à l'humanité». Mais, en lisant entre les lignes de l'article du HR, on s'aperçoit qu'il en a simplement eu marre de tenter d'apaiser un petit groupe de gens qui prennent beaucoup d'espace, et qui ne vivent que pour la confrontation: «Ces personnes peuvent être bruyantes», a-t-il conclu de façon diplomatique. Laisser libre cours à un réalisateur «profane» aura-t-il été un moyen pour Moore de leur faire un joli pied de nez?