Chaque nouveau film d'Éric Rohmer est un cadeau offert à une jeune actrice qui lui transfuse un peu de sa jeunesse, permettant ainsi à ce vampire généreux de continuer, à soixante-huit ans, de faire un cinéma étonnamment jeune et moderne.

Rohmer est casanier. Et timide, dit-on. Il laisse à ses jeunes interprètes le plaisir de voyager à sa place. C'est ainsi que nous arrivait cette semaine Anne Teyssèdre, vedette du dernier Rohmer, Conte de printemps qui, après les Contes moraux et les Comédies et proverbes, ouvre la série des Contes des quatre saisons. Du dix-neuvième étage de l'hôtel Reine-Élizabeth, Anne Teyssèdre regarde avec étonnement la neige tomber sur Montréal.

Elle va s'asseoir, cherche ses cigarettes, ne les trouve pas. «Je ne pourrai pas être une heure sans fumer!» Elle se lève, fait mine de grimper dans un arbuste, agrippe un coussin. «C'est terrible!» Elle rit. Le photographe de La Presse, Robert Mailloux, lui offre une cigarette. Elle hésite. «Je ne fûme que les très douces...» Puis elle accepte. L'entrevue commence. Elle parle vite.

«Plus lentement s'il vous plaît, je n'arrive pas à noter.

- Oh! pardon! Si je parle lentement, je perds le fil de ma pensée... D'ailleurs, je ne parviens jamais à dire ce que je veux, peut-être par peur des autres; leur présence m'empêche de réfléchir.»

Nous parlons de Rohmer. C'est vrai, dit-elle, qu'il fait une sorte d'échange avec ses comédiennes.

«Il ne s'en cache pas, il est très séduit par les jeunes femmes; contrairement à certains metteurs en scène en position de force, il n'outrepasse jamais ses droits. Il a un côté un peu vampirique, ça c'est sûr, mais il donne toujours quelque chose en échange. La preuve, c'est que tous les comédiens et comédiennes qui ont tourné avec lui restent amis pour la vie. Il a une fidélité en amitié qui est touchante.»

Ce que Rohmer prend à ses jeunes interprètes? C'est par eux, peut-on croire, qu'il se tient au courant, qu'il sait ce qui se passe aujourd'hui, comment on vit, de quoi on s'inquiète. Il a fait avec Anne Teyssèdre ce qu'il a fait avec les autres: avant d'écrire le scénario, de longues conversations dans son bureau, parfois enregistrées...

Alors ses films ne sont pas tout à fait de lui? Rohmer a la délicatesse de le laisser croire.

Une petite lettre...

Comment Anne Teyssèdre a-t-elle rencontré le cinéaste?

«À treize ans, j'avais tourné dans un film, Véronique ou l'été de mes quinze ans, dont la réalisatrice, Claudine Guillemain, était l'assistante de Rohmer. Il a vu le film, il se souvenait de moi, je lui ai écrit...

- Pour lui demander un rôle?

- Je n'aurais pas osé! J'ai d'abord écrit des pages et des pages, des brouillons que j'ai déchirés, pour lui dire que j'aimais ses films, et tout ça. Puis je lui ai envoyé une lettre très courte, disant simplement que j'étais comédienne et que je voulais le rencontrer.»

Il faut croire que cette simplicité a plu au cinéaste. Deux jours après, il y répondait par un coup de téléphone.

«Il n'avait pas encore conçu le projet de ce film-là. On s'est vus assez longtemps. Petit à petit, au fur et à mesure de nos conversations, il a élaboré le scénario. Il me l'a montré quand il ne restait que des retouches à faire. Rohmer s'inspire de la vie et des gens, mais il ne copie pas la réalité. Il est vraiment l'auteur de ses films. Mon personnage est plus loin de moi que je l'imaginais. C'est aussi Rohmer...»

Rohmer?

«Cette Jeanne que j'incarne, est en quelque sorte le regard du cinéaste, l'arbitre entre les autres personnages. Elle ne se livre pas, elle ne s'abandonne pas. On ne la connaît jamais tout à fait.»

Jeanne est prof de philosophie dans un lycée de la banlieue parisienne.
Jeanne est à un tournant de sa vie. Elle a décidé de se marier. Mais on ne voit jamais son fiancé. Il est en voyage. Et on ne sent pas la passion chez elle.

Un trac fou...

Anne Teyssèdre s'inquiète: «Croyez-vous que j'ai réussi à rendre mon personnage sympathique? Que les gens vont l'aimer? Qu'on ne va pas lui préférer pas la petite?»

La «petite», c'est Natacha (Florence Darel) que Jeanne recontre par hasard.
Et qui, avec ses mensonges, ses contradictions et ses ruses, est plus «rohmerrienne» que Jeanne. Il faut rassurer Anne Teyssèdre. Non! non! son personnage est plus fermé mais plus profond. Et, oui, elle le rend attachant.

Inquiète, la comédienne. Elle a toujours un trac fou, dit-elle. «Je suis comme un pilote de course qui continue à faire un métier qui le rend malade de peur...» Pourtant, elle n'a jamais, depuis son adolescence, pensé à une autre profession. Elle a fait le Conservatoire, et étudié les classiques.

Elle a joué au théâtre. Tourné dans quelques télévisions. On l'a vue dans un film de Coline Serraut, Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux? et dans un Resnais, I Want to Go Home. Mais le Rohmer est son premier grand rôle. Elle aime chez lui l'humour discret, l'anti-spectaculaire, l'attention qu'il porte aux histoires dont on pourrait croire qu'elles sont sans intérêt, à ces petites choses, à ces petits mensonges, qu'il faut voir et entendre pour comprendre un peu mieux les êtres.

N'a-t-elle pas aussi, comme son personnage, étudié la philosophie?

«Oui, pour le plaisir de la réflexion, parce que je voulais m'astreindre à quelque chose de difficile. Je suis frustrée par la parole, mais quand j'écris, je suis très précise. Or je n'aime pas que la pensée soit confuse.»

Aussi aimerait-elle devenir écrivain.

«Ce qui me fait peur, c'est l'irresponsabilité d'avoir un personnage écrit par un autre...»

Anne Teyssèdre écrit un scénario sans être «du tout sûre que ça aboutisse à quelque chose». Et elle prépare un disque avec des chansons dont elle écrit les paroles. La musique sera de son ami, qui est jazzman.