Même si, en apparence, la tragédie qu'a vécue sa Vénus noire appartient au passé, le réalisateur de L'esquive et de La graine et le mulet évoque dans son film les exclusions du présent. Et l'oppression du regard qui en découle.

L'histoire de Saartjie Baartman est restée méconnue très longtemps. Abdellatif Kechiche estime qu'elle l'est toujours. Injustement. À ses yeux, un film n'y peut finalement pas grand-chose.

«Son histoire devrait être enseignée dans les écoles, a-t-il confié au cours d'un entretien accordé à La Presse lors de son passage dans la métropole plus tôt cette semaine. Des scientifiques ont élaboré à travers elle la théorie des races et en ont ensuite fait un fil conducteur pour légitimer l'esclavage et la colonisation. Cette femme a vécu un drame qui s'inscrit parmi les plus grandes tragédies de l'histoire de l'humanité.»

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Saartjie Baartman était une esclave. Née sur le territoire de l'actuelle Afrique du Sud, elle fut emmenée en Europe en 1810 par un Afrikaner qui a fait de cette femme à la morphologie hors normes une bête de foire dont les «spectacles» attiraient les foules. Quelques années plus tard, à Paris, elle fut aussi exploitée sexuellement. L'alcool s'en est mêlé. Les scientifiques aussi. Le chirurgien et zoologue Georges Cuvier a alors avancé ses théories à propos de certaines «races inférieures». Quand Saartjie est morte en 1817, l'éminent scientifique l'a disséquée au nom du progrès de la science. Il a réalisé un moulage complet de son corps, prélevé son squelette ainsi que les organes génitaux que la femme n'avait jamais voulu lui montrer de son vivant. Jusqu'en 1974, les parties de Saartjie seront exhibées au Musée de l'Homme à Paris.

«J'avais déjà entendu parler de son histoire au cours des années 90, alors que le gouvernement sud-africain réclamait la restitution des restes de Saartjie afin de lui offrir enfin une sépulture, explique le cinéaste. Or, il aura fallu des années avant que l'Assemblée nationale n'adopte une loi et que la France restitue enfin la dépouille. Cette histoire m'a beaucoup interpellé. Quand j'ai vu le moulage du visage de Saartjie, j'ai été complètement bouleversé. Il était imprimé de son dernier souffle. On pouvait y lire une expression extraordinairement vivante, faite de douleur et d'abnégation. Je trouvais que Saartjie révélait quelque chose de notre monde contemporain. Elle fait encore partie de notre histoire.»

Un discours malsain

L'oppression du regard est un thème récurrent dans les films du cinéaste français d'origine tunisienne. Elle était déjà présente sous diverses formes dans La faute à Voltaire, son premier film. Puis dans L'esquive. Et ensuite dans La graine et le mulet. Elle emprunte une forme encore plus tragique dans Vénus noire, alors que le racisme est exprimé sans retenue, légitimé par une société de bon droit et par la classe scientifique. L'histoire de Saartjie est inévitablement venue «chercher» le cinéaste, qui a grandi à une époque où le regard de l'autre pesait très lourd sur les Français d'origine «étrangère».

«Il y a présentement en France un discours malsain sur l'identité nationale qui me ramène à l'époque de mon enfance. Dans les années 60 et 70, on subissait le racisme quotidiennement. À tel point que je me demandais alors s'il serait possible de continuer à vivre dans ce pays. Puis vint l'arrivée de la gauche. Nous avons alors senti une réelle volonté politique de mettre un terme à ce genre de discrimination. Il y a eu la marche des Beurs, les «Touche pas à mon pote», S.O.S. Racisme, et tout ça.

«Or, depuis quelques années, nous assistons au retour d'un discours d'exclusion chez les politiciens, assorti d'événements extrêmement troublants, qui nous font craindre le pire. Avec l'expulsion des Roms l'an dernier, la limite a été franchie. L'espoir magnifique qui nous animait dans les années 80 et 90 a été remplacé par un malaise encore plus grand que celui que je ressentais enfant, auquel s'ajoutent maintenant l'amertume et la désillusion.»

Un film peu aimable

En portant à l'écran l'histoire de Saartjie Baartman, Abdellatif Kechiche a délibérément accouché d'un film peu aimable. C'est-à-dire qu'il a volontairement placé le spectateur dans une position d'inconfort, en le confrontant à la souffrance qu'éprouve son héroïne.

«Je n'ai jamais eu envie de films lisses, mais celui-là l'est encore moins que les autres, laisse-t-il tomber. Il fallait que ce soit un choc. Je souhaitais que Vénus noire bouscule. Et qu'il me bouscule en même temps. Il fallait trouver un moyen pour que le spectateur se sente interpellé, sans toutefois l'accuser ou le culpabiliser. Mais cette histoire doit être vécue de l'intérieur. En fabriquant ce film, je me suis beaucoup regardé en tant que spectateur. En tant que citoyen aussi. Comment peut-on arriver collectivement à ce genre de dérapage? Encore à notre époque? Il est parfois difficile d'expliquer la volonté de faire exister un film. J'ai en tout cas du mal à faire le deuil de celui-là, tellement cette histoire me bouleverse. Je suis très attaché à ce personnage et j'ai l'impression qu'il m'habitera toujours. Cela dit, il me faut maintenant plonger dans un autre projet afin de me réconcilier avec l'humain!»

Cet «autre projet» sera vraisemblablement l'adaptation de La blessure, la vraie, roman de François Begaudeau (Entre les murs) au coeur duquel figurent des amours adolescentes. L'auteur cinéaste compte en écrire le scénario et espère pouvoir tourner le film dans un peu plus d'un an. «Ce projet, très différent, me redonne du souffle, souligne Abdellatif Kechiche. J'ai même déjà prévenu François que je m'apprêtais à trahir son roman. Il semble être d'accord!»

Le film prend l'affiche le 1er avril.