C'était en 1983, à la fin de la journée de travail du projectionniste André Bergeron au Cinéma Impérial.

Pour le tournage d'une scène d'Il était une fois en Amérique, Sergio Leone est dans le hall avec Robert De Niro, interprète de Noodles, personnage principal du film. Leone a loué la salle pour la nuit. À la fin de la programmation régulière, ses techniciens arrivent, installent l'équipement. André Bergeron est présent, à deux pas de Leone et de De Niro avec qui il échange quelques mots. Soudain, le cinéaste s'aperçoit qu'il manque de figurants pour sa scène. Il lance un appel à la ronde.

«Dans ce temps-là, j'avais les cheveux assez longs. Ce que Leone demandait était d'avoir les cheveux courts et gommés. Si j'avais accepté, une des coiffeuses m'aurait coupé les cheveux illico. J'ai dit non, pas question. Je tenais trop à mes cheveux!»

Des regrets?

«Pas du tout. La scène n'a pas été conservée, s'esclaffe M. Bergeron. J'aurais aimé, pour l'Impérial, qu'elle soit dans le film. Mais lorsque je l'ai vu, elle n'y était pas!»

Projectionniste depuis 45 ans, André Bergeron travaille à l'Impérial depuis 1980, année où Famous Players a racheté la salle avant de la rénover. Il a connu ces années fastes de 1980 à 1995 où le public visionnait des oeuvres à grand déploiement telles les séries Les aventuriers de l'arche perdue, La Guerre des étoiles, les Tarantino...

Puis, de 1995 à aujourd'hui, lorsque l'Impérial a été donné au Festival des films du monde (FFM), qui en a fait un organisme sans but lucratif duquel M. Bergeron est employé, il a connu, et connaît encore, la période effervescente des festivals d'automne. Le FFM, le FNC, Cinemania, l'incontournable messe du Rocky Horror Picture Show, il connaît.

«Cette fébrilité qui arrive avec la fin de l'été, j'aime ça! J'ai hâte de recommencer.»

L'homme de 63 ans fait, matin et soir, l'aller-retour entre sa maison de Saint-Pie-de-Bagot et le centre-ville de Montréal pour veiller aux projections.

En somme, André Bergeron, qui a le bonheur facile et n'est pas trop ébranlé par les crises successives du FFM, est un peu à l'Impérial ce qu'Alfredo (Philippe Noiret) était au Cinema Paradiso dans le long métrage de Giuseppe Tornatore.

«J'ai adoré ce film pour des raisons évidentes, lance-t-il. J'ai été très ému en le voyant. J'ai aimé la passion d'Alfredo pour ses films. Et j'ai surtout aimé la toute petite cabine sombre où il travaillait. Elle ressemblait à celle du Cinéma Maska de Saint-Hyacinthe où mon père a travaillé durant 30 ans et où j'ai appris les rudiments de ma job.»

De père en fils

Parce que, oui, la vocation d'André Bergeron lui a été transmise par le paternel, Philipe, dans une cabine surannée et poussiéreuse du cinéma maskoutain.

«Il était seul à travailler au Maska et lorsqu'il devait s'absenter, c'était un casse-tête pour le remplacer, raconte M. Bergeron. Ses collègues syndiqués travaillaient à Montréal, et personne ne voulait venir à Saint-Hyacinthe. À force de le côtoyer, j'ai appris le métier et j'ai commencé à faire des remplacements. Le premier soir où j'ai travaillé seul, c'était pour le film Love Story

En 1973, un cinéma ouvre aux Galeries de Granby. André Bergeron, qui est en bas de la liste des employés syndiqués chez Famous Players, propose de prendre le job de projectionniste. Accordé! Il y restera jusqu'en 1980, année où la chaîne vend la salle à un homme d'affaires granbyen.

«J'ai accepté une transition qui m'a amené à Montréal. À l'Impérial, Famous Players a décidé d'installer un équipement avec projecteur de 70 mm [première certification THX en ville].»

«Personne ne voulait toucher à cette technique. On me l'a offerte, et je suis arrivé ici. Les gens qui ont installé l'équipement m'ont montré la base et ensuite, j'ai appris sur le tas.»

Il rigole de sa condition de gars qui «accepte toujours les jobs que les autres ne veulent pas faire».

Un corridor moins encombré

Depuis 1980, M. Bergeron a vécu plusieurs transformations, tant de la salle que des technologies de projection, et y a survécu. Aujourd'hui, l'Impérial est muni d'un projecteur de type Digital Cinema Package (DCP). Les projecteurs à bobine sont partis. Ce qui donne une vision surréaliste lorsqu'on visite les lieux.

Dans l'étroit corridor qui mène à la cabine, on remarque en effet que deux douzaines de grosses enveloppes blanches déchirées sont alignées par terre, à côté de la porte. Voilà les films en compétition officielle des prochains jours!

Ce sont en fait tous les films présentés à l'Impérial durant le festival, précise le projectionniste qui, de temps à autre, reçoit la visite de Serge Losique mais qui, comme employé du cinéma, se rapporte à François Beaudry-Losique, directeur de l'Impérial et fils du grand patron du FFM.

«Chaque producteur envoie un DCP [le film tient dans un disque dur gros comme un paquet de cigarettes] et une copie Blu-ray de secours, dit-il. Auparavant, le corridor était encombré de bobines de films. Ce n'est plus le cas.»

Le projectionniste est plus ou moins nostalgique de l'époque du 35 mm.

«J'ai beaucoup défendu ce format. Mais aujourd'hui, la qualité des DCP s'est améliorée. Les premières années, c'était plus problématique, surtout avec les films d'Europe de l'Est. Et avec cette technologie, j'ai moins d'opérations à faire. Avant, il fallait être constamment à l'affût, s'assurer qu'il n'y avait pas de poussière dans la bobine ou qu'elle ne brise pas.»

André Bergeron nous raccompagne jusqu'à la porte de l'Impérial. En ce dernier dimanche matin d'août, la rue de Bleury est tranquille sous un ciel bleu sans nuage.

«Voyez, dit-il, du temps du 35 mm, je ne pouvais faire cela. Pendant la projection, il fallait rester dans la cabine, prêt à intervenir. Avec le DCP, ça nous permet de sortir un peu.»

André Bergeron, projectionniste pilier de l'Impérial, prend une grande gorgée de soleil et d'air frais avant de retourner dans la solitude et l'anonymat de sa cabine.