Jonathan Glazer exploite avec maestria la puissance du hors-champ dans cette adaptation libre du roman choral de Martin Amis où il s’intéresse au quotidien paisible d’une famille allemande vivant à côté du camp d’Auschwitz-Birkenau.

Dès les premières minutes, La zone d’intérêt, drame ayant valu le Grand prix à Cannes à Jonathan Glazer (Sexy Beast, Under the Skin), déstabilise le spectateur, condamné à contempler un écran noir et, surtout, à prêter une attention particulière aux sons. Se font alors entendre des bruits organiques, puis la musique industrielle de Mica Levi (nommée aux Oscars pour la bande sonore de Jackie, de Pablo Larraín) et, enfin, le chant des oiseaux ainsi que le clapotis de l’eau.

Dans la lumière du soleil, pique-niquant sur le bord d’une rivière, apparaissent l’officier nazi Rudolf Höss (l’excellent Christian Friedel, qui incarnait l’enseignant dans Le ruban blanc, de Michael Haneke), sa femme Hedwig (l’extraordinaire Sandra Hüller, d’Anatomie d’une chute, de Justine Triet), et leurs cinq enfants. Parfait exemple de la famille aryenne dont rêvait Hitler, les Höss habitent une confortable demeure derrière laquelle s’étend un vaste jardin, grande fierté d’Hedwig, qui y passe des heures avec son poupon et son chien.

Dans la maison et dans la cour s’affairent des domestiques juifs, recrutés au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, lequel se trouve de l’autre côté de la palissade. C’est d’ailleurs là que travaille Höss, qui se félicite que les fours crématoires fonctionnent jour et nuit. Banal fonctionnaire obsédé par le rendement, Höss rappelle Adolf Eichmann, ce criminel de guerre nazi qui répondait aux ordres avec zèle et qui inspira à Hanna Arendt le concept philosophique de la « banalité du mal ».

PHOTO FOURNIE PAR ENTRACT FILMS

Christian Friedel dans La zone d’intérêt, de Jonathan Glazer

La mémoire des sons

À l’instar d’Hedwig et de ses enfants, qui vivent dans l’indifférence totale des violences perpétrées à quelques mètres de la maison, jamais la caméra ne pénètre dans le camp. Certes, on aperçoit de loin les toits des baraques ainsi que les cheminées crachant une épaisse fumée grise et des flammes rougeoyantes. Or, Jonathan Glazer mise plutôt sur le hors-champ pour évoquer puissamment les horreurs commises à Auschwitz.

Impossible alors pour quiconque de faire la sourde oreille tandis qu’on entend le roulement des trains, les ordres des officiers, le sifflement des balles, les aboiements des chiens et les cris de terreur des prisonniers. Pendant ce temps, Hedwig et ses amies causent chiffons, tandis que son mari et ses collègues évoquent les milliers de prisonniers qu’ils exterminent chaque jour. Personne ne se soucie que les domestiques juifs entendent leurs propos.

Alors que bon nombre des films consacrés à l’Holocauste, dont La liste de Schindler, chef-d’œuvre de Steven Spielberg, La vie est belle, tendre comédie dramatique de Roberto Benigni, ou l’audacieux Fils de Saul, de László Nemes, sont racontés du point de vue des prisonniers, La zone d’intérêt relègue la plupart d’entre eux au rang de figurants, dont Sophie (Stephanie Petrowitz), bonne que Hedwig menace de faire déporter.

Libre adaptation du roman de Martin Amis, publié en français chez Calmann-Lévy en 2015, Gallimard ayant refusé de le faire paraître après l’avoir qualifié de vaudeville nazi, La zone d’intérêt s’inspire de la véritable histoire des Höss, qui n’étaient pas nommés dans le livre. Une partie de l’humour de l’auteur transparaît d’ailleurs dans le ridicule de certains gestes ou de certaines paroles du couple.

Si La chute, d’Oliver Hirschbiegel, entraînait le spectateur dans l’intimité d’Hitler, le montrant comme un monstre de narcissisme niant sa défaite imminente, le parti pris de Glazer est plutôt d’observer de loin les Höss, qui se livrent à des activités souvent anodines, innocentes. Même dans les scènes plus intimes, le directeur photo Lukasz Zal (Ida, de Pawel Pawlikowski) s’assure de maintenir la caméra à une bonne distance des acteurs. Ce faisant, les personnages se dévoilent dans toute leur médiocrité humaine. En résulte un drame sur l’Holocauste d’une effroyable efficacité, où l’horreur et la beauté se côtoient à chaque instant, et qui relie de façon bouleversante le passé au présent.

En salle à Montréal en version originale avec sous-titres français et en version originale avec sous-titres anglais et ailleurs au Québec dès le 26 janvier.

The Zone of Interest (V. F. : La zone d’intérêt)

Drame

The Zone of Interest (V. F. : La zone d’intérêt)

Jonathan Glazer

Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus, Stephanie Petrowitz

1 h 46

9/10

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