Inquiets des mesures envisagées par l’Office national du film (ONF) pour moderniser son programme d’Aide au cinéma indépendant du Canada (ACIC), une coalition de cinéastes interpelle la commissaire Suzanne Guèvremont afin que l’organisme fédéral recule sur son plan de transformation, qui pourrait mettre fin au programme dans sa forme actuelle.

Ce programme d’aide fédérale permet essentiellement aux cinéastes indépendants d’avoir accès aux salles de montage de l’ONF – et à ses techniciens – lorsqu’elles sont disponibles.

Fictions, documentaires, films expérimentaux, films d’animation, courts et longs métrages : au cours des 50 dernières années, l’ACIC a permis aux cinéastes indépendants canadiens de réaliser une quarantaine de films annuellement, selon la Coalition Sauvons l’ACIC. Sa lettre est signée par plus de 500 cinéastes – dont Denis Villeneuve, Léa Pool et Philippe Falardeau –, producteurs, distributeurs et autres membres de l’industrie cinématographique.

Lisez la lettre de la Coalition Sauvons l’ACIC

Pour les cinéastes indépendants, les frais à payer sont minimes, soit environ 10 % du coût des services de postproduction.

Par exemple, la location d’une salle à 380 $ de l’heure revient à 38 $/h. Une aubaine pour des cinéastes qui n’ont souvent pas accès à des budgets faramineux. Ce programme a notamment permis aux cinéastes québécois Marianne Farley et Vincent René-Lortie de réaliser leurs films Marguerite et Invincible… tous deux nommés aux Oscars au cours des cinq dernières années.

Un win-win, nous dit le documentariste Sylvain Lespérance, à la tête de la Coalition. « De toute façon, les stations de montage et de mixage sont là. Donc vaut mieux faire travailler les mixeurs sonores, les coloristes, etc., avec des gens comme nous, que de les laisser dans les studios à attendre que l’ONF arrive avec une production. C’est dans cet esprit coopératif que le programme a été conçu. »

Ce faisant, l’ONF engrange environ 100 000 $ en revenus annuellement, selon M. Lespérance.

Un programme à coût quasiment nul pour l’ONF, donc, qui injecte tout de même 140 000 $ annuellement dans l’ACIC afin d’aider les cinéastes canadiens qui n’ont pas accès à ses salles de montage. Un cinéaste de Winnipeg, par exemple, qui n’a pas accès aux studios de montage de l’ONF, pouvait jusqu’à ce jour se faire rembourser une portion de ses frais de postproduction.

Des changements en vue

Mais voilà, la nouvelle direction de l’ONF préconiserait plusieurs changements afin de « moderniser » le programme d’aide. La Presse a contacté la direction pour avoir le détail de ces changements, mais l’ONF n’a pas souhaité approfondir la question à ce stade-ci. « Nous sommes en train d’examiner le programme ACIC et d’envisager des moyens pour l’améliorer. Rien n’a été décidé à ce jour », nous a écrit la directrice des communications et des affaires publiques, Lily Robert.

Ce que nous pouvons dire, c’est que ce programme destiné à soutenir les créateurs indépendants restera un élément essentiel de notre mandat.

Lily Robert, directrice des communications et des affaires publiques à l’ONF

Mais selon la Coalition, plusieurs avenues sont envisagées. D’abord un changement de nom, le programme d’aide serait rebaptisé « Écho », « un nom qui ne signifie strictement rien », selon la Coalition de cinéastes. Cette nouvelle structure, qui ne viendrait plus en aide aux cinéastes canadiens qui n’ont pas accès aux salles de montage de l’ONF comme c’est le cas actuellement, regrouperait les réalisations francophones et anglophones, ce qui aurait pour conséquence « d’amoindrir la place des francophones à l’intérieur de ces programmes », craignent les membres de la Coalition.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Un studio de production dans les bureaux de l’ONF, à Montréal

Mais les changements qui inquiètent le plus la Coalition touchent au fondement même du programme. Les cinéastes indépendants n’auraient plus accès aux salles de montage, dénonce la Coalition. Au lieu de payer 10 % du coût de postproduction, l’ONF offrirait gratuitement les services de colorisation, le mixage et le master des films. En contrepartie, l’organisme fédéral exigerait que les films soient offerts sur sa plateforme.

« Une obligation comme celle-là ne tient pas compte des ententes qu’on pourrait avoir avec des distributeurs ou des télédiffuseurs, s’étonne Sylvain Lespérance. C’est comme une coproduction à rabais avec l’ONF, sans le nom, alors que ce n’est pas l’objectif de l’ACIC. Donc, c’est une forme de prise de contrôle. On serait aussi orphelins des salles de montage, ce qui va complètement à l’encontre du programme. »

Quant au budget annuel de 140 000 $, il disparaîtrait, selon ce qu’a appris Sylvain Lespérance au cours des discussions avec la direction de l’ONF. Malgré cela, Lily Robert nous assure que l’ONF « continuera de soutenir une quarantaine de projets annuellement ».

Enfin, le choix des projets admissibles au programme, aujourd’hui basés sur la feuille de route du cinéaste ainsi que sur le financement du projet par les institutions publiques, se ferait désormais selon trois critères : leur faisabilité, une représentation équitable de la diversité culturelle, régionale et de genre, et enfin, ce qui alarme le plus la Coalition, selon la ligne éditoriale de la programmation de l’ONF.

« Pour nous, ce dernier critère est une perte radicale de l’indépendance qu’a toujours eue le programme d’aide de l’ONF, déplore Sylvain Lespérance. C’est une atteinte fondamentale à ce qu’a toujours été l’ACIC. »

Moi, je ne sais pas si mon projet fitte dans la ligne éditoriale de l’année 2024 de l’ONF… Et je peux te garantir que la plupart des films indépendants ne fittent pas dans la ligne éditoriale de l’ONF. En fait, on ne parle plus du tout de films indépendants.

Sylvain Lespérance, documentariste

Mais pour la direction de l’ONF, il s’agit de rendre le programme actuel plus équitable. Selon Lily Robert, l’objectif est de le rendre plus accessible aux cinéastes sous-représentés puisque, nous dit-elle, « présentement, moins de 15 % des cinéastes issus de la diversité ou des communautés autochtones bénéficient de ce programme ». Un élément que ne conteste pas la Coalition, par ailleurs.

Une première rencontre entre la Coalition Sauvons l’ACIC et le directeur général et chef de la programmation de l’ONF, Richard Cormier, a eu lieu le 15 avril dernier, mais selon Sylvain Lespérance, la direction de l’ONF n’a pas tenu compte des inquiétudes exprimées par les cinéastes indépendants. Elle accuse la direction d’agir sans consultation. Il parle d’un « dialogue de sourds », d’où cette sortie publique.

« Honnêtement, on ne comprend pas où s’en va la direction avec ces changements, dit-il. On a posé des questions, on a reçu des réponses partielles, on ne nous dit pas tout. On a l’impression qu’on prend trop de place dans l’organigramme et qu’on fait tache par la liberté qu’on a quand on fait les films qu’on fait. C’est ce qu’on comprend. »