(Cannes) David Cronenberg a prédit avant le 75e Festival de Cannes que des spectateurs quitteraient la salle dans les cinq premières minutes de son nouveau film. Aussitôt, certains se sont imaginé que Crimes of the Future ferait scandale et choquerait le public du Festival comme Crash, Prix spécial du jury en 1996.

Disons que le Cronenberg nouveau, présenté lundi en compétition, est arrivé sur la Croisette précédé d’une réputation sulfureuse… à laquelle le légendaire cinéaste canadien a lui-même contribué. La ruée vers la sortie, à ce que je sache, n’a pas eu lieu.

« J’ai été mal compris, m’a confié le réalisateur de 79 ans en entrevue sur une terrasse cannoise. Ce que je voulais dire, c’est que le public de Cannes n’est pas un public normal. Certains sont ici pour voir des stars ou se trouver sur le tapis rouge. Ils seront peut-être assez indisposés, scandalisés ou ennuyés pour quitter la représentation. Même si ce n’est pas du tout ce que je souhaite ! »

Crimes of the Future, le premier film de David Cronenberg depuis huit ans, n’est pas un remake du film expérimental du même titre, réalisé en 1970 par le Torontois. C’est l’histoire d’un artiste avant-gardiste, Saul Tenser (Viggo Mortensen), dont le corps fabrique de nouveaux organes inédits dans un monde dystopique.

PHOTO TIRÉE D’IMDB

Léa Seydoux, Viggo Mortensen et Kristen Stewart dans Crimes of the Future

Il compte sur la collaboration de sa compagne chirurgienne, Caprice (Léa Seydoux), qui procède à l’ablation des nouveaux organes après les avoir tatoués in vivo. Ce sont très littéralement, comme dit un personnage dans le film, « des artistes de paysages intérieurs ». Des stars dans leur domaine : celui de la chirurgie en direct comme une performance d’art. Un mystérieux groupe de dissidents souhaite d’ailleurs profiter de leur notoriété pour révéler au monde la prochaine étape de l’évolution humaine…

David Cronenberg revient « à certaines de ses obsessions », avait annoncé à la conférence de presse du dévoilement de sa programmation le délégué général Thierry Frémaux.

« Il a tort ! s’exclame le cinéaste en souriant. C’est légitime, bien sûr, qu’il dise ça. Et je sais que le film sera perçu par des admirateurs de mes premières œuvres de cette manière. Mais j’suis pas obsédé ! Pas du tout ! [me dit-il en français]. C’est ainsi que je vois le monde. Le corps est la réalité. On fait des films avec des corps. C’est ce que l’on photographie. Alors pour moi, c’est tout naturel. »

Dans Crimes of the Future, qui doit prendre l’affiche le 3 juin au Québec, Cronenberg refait dans le body horror de ses débuts. On pense inévitablement à Videodrome… ainsi qu’à la Palme d’or de l’an dernier, Titane de Julie Ducournau, qui était en quelque sorte un hommage au cinéma de Cronenberg.

« Évidemment, je vois les liens entre ce film et Videodrome, dit David Cronenberg. On branche des choses dans le corps. Mais je vois aussi des liens avec A Dangerous Method, Cosmopolis ou Maps to the Stars. Même si c’est moins évident. Je n’ai pas pour autant fait un film qui serait l’équivalent des plus grands succès de Cronenberg ! »

Il ne faut donc pas chercher dans Crimes of the Future de clins d’œil à ses anciens films ? De vieux écrans cathodiques m’ont pourtant fait penser à Videodrome.

« Je n’ai pas d’avantage créatif à penser à mes anciens films. Je les oublie. S’il y a des liens, tant mieux. Ça vient tout de moi, de toute façon. Quand je parlais à William Burroughs de Naked Lunch, je lui ai dit que j’allais devoir incorporer sa vie dans le scénario. Il m’a répondu qu’il ne faisait pas de distinction entre sa vie et son œuvre. C’est un peu pareil pour moi. Tous mes films font partie d’une seule œuvre. »

Le Canadien se retrouve en compétition à Cannes pour la sixième fois après Crash, Spider, A History of Violence, Cosmopolis et Maps to the Stars, qui a valu à Julianne Moore le Prix d’interprétation féminine en 2014.

« C’est fantastique d’être en compétition, parce qu’on a une attention médiatique mondiale. J’ai fait un film indépendant, avec un budget relativement modeste. Nous n’avons pas le budget pour en faire la promotion comme Top Gun. Alors c’est formidable d’être ici déjà pour le marketing. Je l’ai dit souvent : gagner un prix ou pas par la suite est secondaire. »

David Cronenberg soulève encore une fois des questions éthiques intéressantes dans cette œuvre où la « beauté intérieure » est à l’honneur. Jusqu’où peut-on et doit-on aller dans la transformation de nos corps pour qu’ils s’adaptent à un nouvel environnement ? Le cinéaste, qui a suggéré qu’il créerait un NFT à partir de photos de ses calculs rénaux, se demande aussi ce qu’est l’art.

« Qu’est-ce que l’art ? C’est une question à laquelle on n’a pas de réponse. Mais on continuera à essayer d’y répondre. Parce que de l’art nouveau est créé, qui n’aurait peut-être pas été considéré comme de l’art par les Grecs », dit le cinéaste, qui a tourné en partie son film à Athènes.

Dans le futur rapproché dépeint dans Crimes of the Future, l’évolution étant ce qu’elle est et par une étonnante mutation génétique, les gens ne souffrent plus. Leur corps n’a plus la capacité de ressentir la douleur. La dernière mode est l’automutilation. Aussi, si les images de scalpels et de plongée dans les entrailles ne sont pas dans votre palette de goûts, vous préférerez peut-être passer votre tour. Tout ce qu’on peut faire avec une perceuse ou un couteau à pizza…

Et comme plus personne ne s’infecte, la stérilisation a pris le bord. Les instruments de chirurgie sont rangés comme de banals outils dans un garage. Même le lavage de mains est passé de mode. « J’ai écrit une première version du scénario en 1998. Je ne pouvais pas imaginer que 25 ans plus tard, on vivrait tout ce qu’on a vécu ! », dit Cronenberg.

Le film met aussi en scène Don McKellar et Kristen Stewart dans les rôles d’archivistes de ces nouveaux organes créés par l’homme. Stewart propose le jeu le plus décalé de ce film volontairement décalé. Que voulez-vous, la vue d’organes internes fraîchement extirpés d’un corps émoustille son personnage…

Elle n’est pas la seule. Tous semblent prendre plaisir à se faire lacérer. Ils sont excités à la vue d’une rate fraîche ou d’un rein sanglant. Chacun son truc.

« La chirurgie, c’est le nouveau sexe », confirme d’ailleurs Saul, fraîchement éviscéré. C’est dans cette évocation sadomasochiste que ce film, qui aurait pu s’intituler Sexe et chirurgies, évoque le plus Crash.

« Crash n’était pas de la science-fiction, et c’est peut-être pour ça qu’il était plus dérangeant, croit Cronenberg. The Fly, un opéra avec trois personnages, est une histoire très déprimante, mais comme c’est de la science-fiction, ça passe mieux ! »

Rien n’est tout à fait ce qu’il semble dans ce retour du cinéaste à la science-fiction. Crimes of the Future est une œuvre sombre, inquiétante et sensuelle. C’est tordu, c’est comique et c’est anxiogène – gracieuseté de la musique d’Howard Shore –, comme c’est souvent le cas chez Cronenberg.

Mais cette dystopie ne remplit pas toutes ses promesses. Il y a des pistes laissées en plan dans le scénario, dans les jeux de faux-semblants surtout. Les motivations des personnages ne sont pas toujours claires et les dialogues métaphysiques versent parfois du côté du verbeux.

Il y a en revanche des images très fortes et prégnantes. La réalisation, faite de clairs-obscurs, est magnifique. Le film commence avec une scène troublante d’un enfant qui mange avec appétit une poubelle en plastique, incapable de se contrôler devant une mère excédée d’avoir donné naissance à un tel monstre.

« C’est un film à propos de l’évolution du corps humain, pour le meilleur et pour le pire, explique Cronenberg. Inspiré en partie par ce nous avons fait à l’environnement, qui est peut-être irréversible. L’être humain pourra-t-il s’adapter à son nouvel environnement grâce à la technologie, et se nourrir du plastique qui pollue nos océans ? Faudra-t-il, d’une certaine manière, subvertir le capitalisme pour survivre ? Le film est un peu satirique, je m’amuse. Mais les questions qu’il pose sont sérieuses. »