Une adolescente est en crise parce que sa routine matinale a été bousculée. Sa demi-sœur, tout juste sortie de cure de désintoxication, vient d’hériter de sa garde. Elle la plaque au sol et tente de la contenir de tout son poids pour la calmer, à la suggestion d’un voisin bienveillant.

Music, premier film de la vedette pop Sia, offert en vidéo sur demande depuis le 12 février, n’avait pas encore été vu qu’il suscitait déjà la controverse. Dès novembre, des associations de défense des droits des personnes autistes ont regretté que la chanteuse australienne fasse appel à une comédienne neurotypique (sa jeune collaboratrice Maddie Ziegler), plutôt qu’à une actrice autiste, pour incarner le rôle-titre de son film.

Les critiques ont été encore plus vives lorsqu’on a constaté que le personnage de Music, 14 ans, proposait une vision caricaturale de l’autisme. Et que malgré ses assurances du contraire, Sia ne s’était pas bien renseignée sur les troubles du spectre de l’autisme. Sinon, elle n’aurait pas, deux fois plutôt qu’une dans son film, suggéré qu’il est indiqué de plaquer le visage d’une adolescente autiste au sol pour la calmer, une « technique dangereuse » selon bien des spécialistes.

Sia a décrit son film, tourné en 2017, comme « un Rain Man musical, avec des filles ». C’est essentiellement ce qu’on lui reproche : c’est-à-dire de perpétuer des stéréotypes. Le personnage de Dustin Hoffman dans Rain Man est devenu dans les années 80 l’archétype de l’autiste, capable de calculer instantanément le nombre précis de cure-dents tombés au sol (246), mais incapable de fonctionner en société. Le film de Barry Levinson a réduit l’autisme à cette image caricaturale.

Le personnage de Music cristallise un autre archétype de l’autiste : aux prises avec un handicap intellectuel, ultra-rigide, vivant dans sa bulle, à peu près non verbale (sauf, bien sûr, lorsque cela sert les intérêts du scénario). La jeune Maddie Ziegler, il faut dire, n’est pas très crédible dans le rôle. Son jeu se limite à des mimiques. Sia dit avoir recruté sa jeune muse (son alter ego dans plusieurs vidéoclips) lorsqu’une comédienne autiste non verbale s’est désistée.

Ce n’est sans doute pas ce qui aurait sauvé ce mauvais film du naufrage. Il n’empêche que la question se pose : le rôle de Music aurait-il dû être attribué à une comédienne autiste, souffrant ou non d’un handicap intellectuel ?

Lorsque Louise Archambault a confié le rôle-titre de son magnifique film Gabrielle à Gabrielle Marion-Rivard, elle a fait le pari de choisir une comédienne atteinte d’une déficience intellectuelle. La jeune actrice apportait une crédibilité et une authenticité émouvante au rôle. En revanche, dans le rôle de son amoureux, Alexandre Landry était lui aussi excellent, même s’il ne souffre pas d’un handicap intellectuel.

Bien sûr que les comédiens peuvent jouer tous les rôles. C’est la nature même de leur métier. Une comédienne neurotypique peut jouer un personnage autiste, un acteur hétérosexuel peut incarner un personnage homosexuel et une actrice cisgenre peut interpréter un personnage transgenre. Un comédien blanc peut même jouer un esclave noir s’il s’enduit le visage de cire à chauss… Pardon, on m’indique que ce n’est plus possible.

Il en va du vocabulaire comme de la société. Ce sont des choses en perpétuelle évolution. Nul besoin d’une formation en entreprise ni d’un postdoctorat en psychologie pour comprendre que nous avons tous des préjugés, que plusieurs d’entre eux sont inconscients et qu’ils sont nourris par des stéréotypes. Au cinéma, c’est le terroriste musulman, le pimp afro-américain, le génie des mathématiques autiste, etc.

Le reconnaître, ce n’est pas se soumettre docilement à la rééducation de la frange militante radicale liberticide du mouvement woke issu-des-campus-universitaires-américains-qui-ne-nous-ressemblent-pas. C’est faire preuve de lucidité, d’autocritique et, j’oserais dire, de maturité.

On en apprend tous les jours. Je ne savais pas, avant de lire le reportage de mon confrère Samuel Larochelle dans nos pages vendredi dernier, que des comédiens homosexuels s’inquiétaient de ne pas être considérés pour des rôles d’hétérosexuels, en particulier à la télévision québécoise. Certains n’osent afficher publiquement leur homosexualité, de crainte que cela nuise à leurs chances d’obtenir un rôle de père de famille, de séducteur ou de macho. Oui, même en 2021.

Les comédiens peuvent jouer tous les rôles, je le répète. Je ne crois pas, comme certains le réclament aux États-Unis, que les rôles gais doivent être l’apanage d’acteurs gais. Mais je constate que bien des acteurs hétéros ont été portés aux nues pour leur interprétation de personnages homosexuels – je pense spontanément à Tom Hanks dans Philadelphia, à Sean Penn dans Milk, à Cate Blanchett dans Carol et, plus récemment, à Kate Winslet dans Ammonite ou à Stanley Tucci dans Supernova. A-t-on déjà célébré un acteur gai parce qu’on le trouvait particulièrement crédible dans le rôle d’un hétéro ? Deux poids, deux mesures ?

Le privilège de l’acteur blanc hétérosexuel, c’est l’éléphant dans la pièce. On n’en parle pas, sinon on tourne la question en dérision. Par défaut, on a décidé que l’acteur blanc hétéro pouvait interpréter tous les rôles. Mais en est-il de même pour les autres ?

Avant de monter au créneau pour regretter « qu’on ne peut plus rien jouer » en cette ère de rectitude politique, peut-on se poser la question sérieusement ?

Sans dire que les rôles d’autistes devraient être réservés à des acteurs autistes, peut-on souligner la bonne idée que Pixar a eue d’embaucher une comédienne autiste non verbale pour donner voix au personnage autiste de Loop, court métrage réalisé l’an dernier ?

Autant le spectre de l’autisme est vaste, autant la variété de rôles et de personnages autistes est restreinte. La représentation à l’écran de groupes minoritaires, qui ne sont pas assez ou mal représentés (notamment par des stéréotypes), est importante. C’est de ça qu’il est question lorsqu’on parle de diversité à l’écran.

Les comédiens peuvent jouer tous les rôles. Mais lorsque ce sont surtout les mêmes comédiens, « issus de la majorité », qui obtiennent les meilleurs rôles, peut-on parler d’équité ?