Aux États-Unis, la chaîne AMC a menacé le studio Universal de ne plus présenter ses films parce que Trolls World Tour a d’abord été offert sur le web. En France, une importante société de distribution vient de céder les droits d’exploitation du prestigieux film Pinocchio à un diffuseur en ligne. Au Québec aussi, la résistance face aux géants du streaming est en train de tomber. Le milieu du cinéma sortira-t-il profondément transformé de la crise ?

Il y a six mois, vous auriez demandé à Christian Larouche, directeur des Films Opale, s’il aurait pu envisager de céder les droits de ses films à un diffuseur en ligne, la réponse aurait été aussi rapide que sans appel : absolument pas !

Aujourd’hui, celui qui devait sortir en salles Tu te souviendras de moi (d’Éric Tessier) le 20 mars et Le club Vinland (de Benoît Pilon) le 17 avril prendrait le temps de réfléchir à une telle proposition.

J’ai toujours été un ardent défenseur du cinéma en salle, mais nous vivons une situation exceptionnelle dont personne ne connaît encore l’issue.

Christian Larouche, directeur des Films Opale

Il poursuit : « Je serais quand même étonné que Netflix ou Amazon me fasse une offre de ce genre parce que notre marché reste quand même petit pour ces géants. Mais si on me la faisait, j’envisagerais maintenant de l’accepter, oui. »

Des pertes nettes

Quand le Québec s’est mis sur pause, quelques jours à peine avant la sortie de Tu te souviendras de moi, la société que dirige Christian Larouche avait déjà dépensé 300 000 des 350 000 $ prévus pour la campagne de promotion du film. Au moins le tiers de cette somme — investi en espaces publicitaires dans les médias — est irrécupérable et constitue une perte nette. Christian Larouche est probablement le distributeur de films québécois le plus directement touché par la pandémie.

« Même si les salles rouvrent leurs portes à la fin du mois de juin, il faut tenir compte du fait que le public auquel s’adressent ces deux films est plus mûr que celui qui va voir des superproductions américaines, note-t-il. Il y aura des précautions à prendre et on ne sait pas combien de temps ce public prendra pour revenir dans les salles. »

Le distributeur espère par ailleurs pouvoir sortir Le guide de la famille parfaite au mois de décembre. « Mais encore là, qui sait si nous serons alors revenus à la normale ? », se demande M. Larouche. Rappelons que la nouvelle offrande du tandem Louis Morissette–Ricardo Trogi devait être le « gros » film québécois de l’été.

Pinocchio s’évade sur une plateforme

Outre-Atlantique, la société réputée Le Pacte a créé un émoi chez les professionnels cette semaine en vendant à Amazon France les droits d’exploitation de Pinocchio, le plus récent film de Matteo Garrone (Dogman). Ayant connu un grand succès public en salle en Italie avant d’amorcer sa carrière internationale au festival de Berlin, ce titre prestigieux, qui marque le grand retour de Roberto Benigni, devait prendre l’affiche en salles le 18 mars dans l’Hexagone.

« Nous n’avons aucune visibilité sur l’ouverture des salles et nous avons déjà dépensé tout notre budget de frais d’édition, a expliqué au journal Le film français Jean Labadie, coproducteur et distributeur du film là-bas. Sortir en juillet est impossible vu l’absence d’informations sur la réouverture, et repousser à la rentrée n’est économiquement pas viable vu la nécessité de réinvestir en publicité et communication tout en étant dans une période où la concurrence sera féroce. »

PHOTO FOURNIE PAR LE PACTE

Roberto Benigni effectue son grand retour dans Pinocchio, un film de Matteo Garrone. 

En conséquence, les cinéphiles français abonnés à Amazon Prime Video peuvent visionner Pinocchio depuis lundi sur la plateforme. Il convient de souligner qu’aucune entente de distribution n’est encore conclue pour le territoire nord-américain.

Les exploitants, on s’en doute, s’inquiètent de cette manœuvre. François Aymé, président de l’Association française des cinémas art et essai, voit en cette stratégie une « alerte ». « Et c’est bien justement parce que la société Le Pacte est une référence pour la distribution art et essai que son accord avec Amazon nous inquiète, a-t-il déclaré par communiqué. Le distributeur de Ken Loach qui vend l’exclusivité de l’un de ses bijoux à Amazon : la symbolique n’est guère réjouissante. »

Chez nous, on envisage l’avenir de façon plus sereine, même si le milieu du cinéma est bien conscient des défis qui l’attendent.

« Tous les intervenants du milieu discutent avec franchise et contribuent au plan de relance, indique Denis Hurtubise, président de l’Association des propriétaires de salles du cinéma du Québec. Les circonstances font en sorte que les plateformes suscitent un grand engouement, c’est tout à fait normal, mais la volonté des distributeurs de sortir leurs films en salle n’est pas remise en cause. En regardant la liste des titres qui devaient prendre l’affiche depuis le 20 mars, peu d’entre eux sont allés directement sur les plateformes. »

Revoir les fenêtres d’exclusivité ?

À ce phénomène de migration directe vers les plateformes — quand même relativement rare pour l’instant — s’ajoute celui de la possible réorganisation des fenêtres d’exclusivité.

En Amérique du Nord, les exploitants de salles de cinéma bénéficient d’une exclusivité de 90 jours avant qu’un film puisse être exploité sous une autre forme. Cette règle a été transgressée lorsque les salles ont dû fermer boutique.

Le studio Universal a décidé d’offrir Trolls World Tour, qui devait prendre l’affiche en salles au mois d’avril, directement sur les plateformes et a engendré des recettes de plus de 100 millions de dollars en trois semaines. Jusque-là, tout va bien.

PHOTO FOURNIE PAR UNIVERSAL PICTURES. 

Lancé directement sur les plateformes, Trolls World Tour a engendré des recettes de plus de 100 millions de dollars en trois semaines. 

Jeff Shell, grand manitou de NBC Universal, a cependant mis le feu aux poudres en laissant entendre qu’il souhaitait dorénavant diffuser les films du studio sur les plateformes simultanément à leur sortie en salles. La chaîne AMC a aussitôt annoncé son intention de ne plus projeter les films de Universal dans ses salles si la fenêtre d’exclusivité n’était pas respectée. Cela a forcé le studio à éclaircir le propos de son directeur général. Et à réitérer son appui au modèle établi.

« Il faut que les gens se parlent, observe Patrick Roy, président des Films Séville, le plus important distributeur au Québec. Placer les exploitants devant un fait accompli n’est pas productif. Il y a moyen de s’entendre, de négocier. De notre côté, nous avons envisagé de retenir Mafia Inc. des plateformes parce qu’on croyait pouvoir le ressortir en salles au moment où les activités reprendraient. Mais là, c’est trop long. Il sera offert à la vidéo sur demande le 19 mai — c’était la date prévue —, mais il pourra aussi poursuivre sa carrière en salles à la reprise. »

Denis Hurtubise précise de son côté que tous les distributeurs, y compris les distributeurs américains, ont donné à l’APCQ l’assurance qu’ils respecteront de nouveau la fenêtre d’exclusivité accordée aux exploitants à la sortie de la crise.

Beaucoup [de distributeurs] sont prêts à mettre leurs films à l’affiche dès le début du plan de relance, que nous souhaitons mettre en application à la fin du mois de juin, alors qu’une zone tampon d’une durée de deux semaines sera établie, dit-il. C’est un signe très encourageant.

Denis Hurtubise

Des effets jusqu’aux Oscars

La situation est si inusitée que même l’auguste organisation chargée de la soirée des Oscars a dû revoir ses règles.

Ainsi, l’Académie des arts et des sciences du cinéma a annoncé qu’à titre exceptionnel, et seulement en vue de la cérémonie de 2021, elle acceptera les candidatures de films sortis directement sur les plateformes, dans la mesure où une exploitation en salle était initialement prévue pour ceux-ci.

Pour être admissible aux Oscars, un long métrage devait jusqu’ici être montré sur grand écran pendant au moins une semaine dans un cinéma de Los Angeles, entre le 1er janvier et le 31 décembre.

L’année 2020 s’inscrira dans les annales comme une année aussi tragique qu’exceptionnelle, dans tous les secteurs de l’activité humaine. Reste à savoir si la « normalité » reprendra un jour ses droits. Au cinéma comme dans la vie.