Mettant en vedette Cate Blanchett, la série Mrs. America, dont le quatrième épisode est diffusé ce mercredi soir sur Hulu, récolte d’excellentes critiques. Un succès en partie attribuable au travail de la directrice photo québécoise Jessica Lee Gagné. Portrait d’une jeune femme de 32 ans qui n’a pas froid aux yeux.

La directrice photo Jessica Lee Gagné se démarque par sa force de caractère et sa fermeté qui l’amènent à « lutter » pour chacune de ses images.

« Lutter » ? On conviendra que le mot — un compliment ici — est joli. Et il vient de haut. De Michael Yaroshevsky en fait, directeur du programme de production cinématographique au baccalauréat à l’Université Concordia.

C’est là que Jessica Lee Gagné a étudié de 2009 à 2011. Yaroshevsky lui a enseigné. Et en 2018, Lee Gagné signait la photographie de son film à lui, La version nouvelle.

« Les qualités qu’elle cultive sont rares, ajoute M. Yaroshevsky. Déjà, à l’université, elle savait cibler ce qu’elle voulait. Et elle pousse les gens vers de meilleurs résultats. »

Depuis la fin de ses études, la jeune femme mène une carrière professionnelle enviable et qui répond parfaitement au plan de match qu’elle s’est tracé : viser haut et loin. Savoir prendre sa place et la défendre. Sans gêne et sans complexe.

PHOTO FOURNIE PAR LA CHAÎNE FX

Jessica Lee Gagné (à gauche) sur le plateau de Mrs. America

Sa feuille de route donne le vertige. Au cinéma, elle a travaillé avec Chloé Robichaud, Denis Côté, Yves Christian Fournier et Annie St-Pierre. En Inde, elle a travaillé avec le réalisateur Ashim Ahluwalia pour le film Daddy. En France, on l’a retrouvée sur Malgré la nuit de Philippe Grandrieux. Elle a aussi fait des clips avec Ariane Moffatt et Cœur de pirate.

L’échappée américaine

Puis est venu le chapitre américain, fruit de sa rencontre avec le comédien et producteur Ben Stiller. Avec ce dernier, elle a tourné cinq des sept épisodes d’Escape at Dannemora, série inspirée par l’histoire vraie d’une évasion spectaculaire survenue dans une prison du nord de l’État de New York en 2015.

Quelques mois plus tard, lorsqu’elle a remporté le Golden Globe de la meilleure actrice pour son travail dans cette série, Patricia Arquette l’a remerciée personnellement en lançant : « A woman DP. Bring it on ! » (« Une femme directrice photo. Amenez-en ! »)

L’histoire de cette collaboration sur Dannemora tient du conte de fées.

« J’ai été directrice photo sur le film Sweet Virginia du Canadien Jimmy Dagg à Vancouver, raconte Jessica Lee Gagné, jointe à New York. Le casting du film était américain et Ben Stiller l’a visionné pour évaluer le jeu d’un comédien avec qui il voulait travailler. Il a apprécié la cinématographie. On m’a contactée. J’ai reçu l’appel le jour où je m’installais… à Paris pour poursuivre ma carrière. »

Nous sommes alors en 2017. Jessica Lee Gagné retraverse l’océan et entame le tournage de Dannemora. Depuis, les projets américains s’enchaînent avec Mrs. America, le film All Day and a Night (dont la sortie est prévue le 1er mai sur Netflix), ainsi que la série Severance, où elle retrouvera Ben Stiller et Patricia Arquette (le tournage est retardé en raison de la COVID-19).

La lumière est dans le scénario

C’est à la lecture d’un scénario que Jessica Lee Gagné jauge la forme de la lumière. « En lisant, tu essaies de comprendre l’univers dans lequel les personnages bougent », dit-elle.

Ça tombe bien, elle a tout de suite été séduite par le scénario de Mrs. America.

Cette série en neuf épisodes, dont quatre (y compris celui diffusé ce mercredi) portent la griffe de Jessica Lee Gagné à la cinématographie, est basée sur l’histoire vraie de Phyllis Schlafly, militante conservatrice qui, dans les années 1970, a lutté contre l’adoption d’un amendement à la Constitution américaine pour l’égalité des droits.

« L’esthétique de cette série n’est pas propre à moi, mais j’ai été inspirée par les femmes, les couleurs et les personnalités vibrantes du scénario, dit-elle. Le look est très éclairé et travaillé. Ce n’est pas naturel. Mais la courbe de lumière évolue avec l’histoire qui passe du début des années 1970 au début des années 1980. J’ai travaillé avec les deux autres directeurs photo pour m’assurer de bien respecter cette courbe. »

La lumière, c’est la façon dont on voit les choses et dont on interprète la vie.

Jessica Lee Gagné

Les échos entendus à propos de la série lui ont plu. « Je pense que les gens trouvent que ça représente bien l’époque et que c’est assez cinématographique, dit-elle. C’est tourné en numérique, mais je me débrouille bien pour donner un aspect pelliculaire à l’image. »

Du club vidéo au bout du monde

Enfant, Jessica Lee Gagné baignait dans le monde du cinéma. Son père distribuait des films et possédait des clubs vidéo. 

De Québec, la jeune femme a étudié le cinéma au cégep François-Xavier-Garneau avec Chloé Robichaud. Toutes deux se retrouvent ensuite à Concordia. Alors que Chloé Robichaud s’intéresse à la scénarisation et à la réalisation, Jessica Lee Gagné a un intérêt certain pour les caméras. « J’ai fait une mineure en photographie », précise-t-elle.

Les deux amies collaboreront sur les premiers projets de Chloé Robichaud.

« Jessica a un souci du détail que j’admire, et il y a dans son travail une sensibilité qui lui est toute particulière, confie la réalisatrice de Sarah préfère la course. On adore toutes les deux réfléchir au sens du cadrage et je pense sincèrement qu’elle est l’une des meilleures cadreuses de sa génération. Elle aime le langage du cinéma et sait l’utiliser de la bonne façon. C’est une directrice photo ultra-préparée, ce qui ne l’empêche pas d’improviser ou d’être spontanée au bon moment. »

Denis Côté l’apprécie tout autant. « J’ai profité de toute la polyvalence de Jess, que j’adore appeler JLG, le temps de trois projets, dit ce dernier. Nous nous sommes beaucoup amusés sur Que ta joie demeure [2014], un essai sur le monde ouvrier tourné en sculptant la lumière naturelle. Après un court métrage tourné dans l’extrême urgence [Que nous nous assoupissions – 2015], nous avons voulu jouer d’ambition avec Boris sans Béatrice. Pellicule 35 mm, éclairages nocturnes à l’américaine, composition maniaque des plans, ce fut un plaisir d’observer une telle artiste de l’image, très ambitieuse et très exigeante avec elle-même. »

La directrice photo choisit ses projets en fonction de trois critères : le scénario, le réalisateur, les acteurs. « Ces trois critères doivent être réunis. Sinon, il y a trop de risques. Et pour être d’un projet, je veux être des conversations. Je ne suis pas [celle] qui va rester sur la ligne de côté. Je veux avoir un mot à dire sur la construction des décors, les lieux, etc. »

Elle admire le travail de la directrice photo Sara Mishara (Félix et Meira, Tu dors Nicole), se réjouit que des femmes soient parmi les meilleurs directeurs/directrices photo au Québec et souhaite qu’on en vienne à cela aux États-Unis.

Pour l’instant, Jessica Lee Gagné n’a pas d’ambition de réalisation, mais peut-être en production et en enseignement. Elle a toutes sortes de rêves en tête, comme celui de créer une résidence d’artistes ou même d’ouvrir un bar à vin.

Chose certaine, elle respecte la voie qu’elle s’est tracée.

« J’ai toujours voulu avoir une carrière internationale. J’adore voyager et j’adore les langues. Avec mon travail, j’ai envie de découvrir le monde. »