Membre du jury chargé d’attribuer le prix du meilleur documentaire de la Berlinale, la vénérée cinéaste Alanis Obomsawin profite de sa présence dans la capitale allemande pour prendre le pouls du monde.

Elle est bien occupée, mais elle en est ravie. À titre de membre du jury des films documentaires, Alanis Obomsawin doit visionner, en compagnie de ses deux collègues (la Française Marie Losier et l’Allemand Gerd Kroske), 21 longs métrages, venus de plusieurs pays (mais aucun du Canada). Au cours d’un entretien accordé à La Presse, la célèbre cinéaste, aussi artiste multidisciplinaire, a expliqué pourquoi elle aime particulièrement sa fonction.

« On m’a souvent demandé de faire partie de jurys dans ma vie et chaque fois, je découvre un tas de choses. Cette année, je m’aperçois qu’il y a plusieurs sujets communs, mais traités différemment. Il y a d’autres points de vue, des recherches de solutions, et on apprend. Le monde du documentaire change aussi beaucoup grâce aux jeunes. Ils s’expriment différemment et je trouve très encourageante la popularité qu’ont les documentaires sur les plateformes. Plus on parle, plus on trouve de nouvelles façons de s’exprimer, plus les choses avancent. Les jeunes des Premières Nations s’expriment aussi maintenant beaucoup par la vidéo et le cinéma, et je trouve ça extraordinaire. »

PHOTO FOURNIE PAR L’ONF

Image du documentaire Kanehsatake, 270 ans de résistance, de l’Abénaquise Alanis Obomsawin

La véritable histoire

En 52 ans de cinéma, l’Abénaquise Alanis Obomsawin a donné une voix aux peuples des Premières Nations, à une époque où ils n’en avaient pas. En 1993, Kanehsatake, 270 ans de résistance, sur ce qu’on a appelé à l’époque la « crise d’Oka », a marqué les esprits en racontant le conflit d’un autre point de vue. Montrer la réalité dans laquelle vivent les Autochtones en ce pays a été au cœur de sa démarche depuis le tout début.

Avant que j’arrive dans le monde du cinéma, je menais ma plus grande bataille dans le système d’éducation. J’étais adolescente et je me demandais déjà ce que je pouvais faire pour que les enfants du Québec aient accès à la véritable histoire du Canada, et non pas à celle, biaisée, qui était enseignée dans les écoles.

Alanis Obomsawin

« J’ai commencé en allant visiter des scouts, puis des écoles ont commencé à m’inviter. J’en ai visité beaucoup. J’ai adoré cette période », poursuit-elle.

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis cette époque. L’actualité nous indique pourtant que tout n’est pas gagné encore sur le plan de la compréhension entre les peuples autochtones et la population canadienne. Alanis Obomsawin estime cependant que des progrès significatifs ont été faits.

« Je me sens très chanceuse d’avoir vécu assez longtemps pour voir cette différence, confie-t-elle. Je dirais que depuis environ cinq ans, je sens un changement énorme dans l’attitude des gens, partout au Canada, ne serait-ce que sur le plan de l’écoute. Il y a en général une très grande curiosité pour la partie de l’histoire du pays qui n’a jamais été enseignée, et une envie de la reconnaître. On n’a jamais vu ça avant. On sent qu’aujourd’hui, les gens veulent aller au-delà des menteries qui ont été dites et des images répandues par l’Église. Cette image des “sauvages” qui scalpaient du monde, comme on me l’apprenait à l’époque où je suis allée à l’école, c’est fini. Évidemment, les troubles continuent, mais on avance. »

Sans haine dans le cœur

Ayant toujours travaillé au sein de l’Office national du film du Canada, institution qu’elle estime précieuse, Alanis Obomsawin a pu y faire un cinéma revendicateur sans jamais être mue par la colère.

« J’ai mené beaucoup de batailles et j’ai revendiqué des choses très clairement, mais jamais je ne l’ai fait avec la haine dans le cœur. Ça fait partie de ma personnalité. » 

J’estime qu’il n’est pas nécessaire de crier pour se faire entendre.

Alanis Obomsawin

« Tant que j’aurai la santé — j’ai maintenant 87 ans —, je vais continuer à faire des films. »

Ayant commencé sa carrière de cinéaste il y a 52 ans, avec maintenant 50 films au compteur, la cinéaste concède que le combat a été très dur à mener au cours des premières années.

« Chaque fois que quelque chose n’allait pas, je craignais toujours qu’on me reproche d’être “Indienne” ou “sauvagesse”, comme on me disait parfois à l’époque. Mais je me suis aperçue qu’être femme constituait aussi un problème à ce moment-là, et ça, je ne l’avais pas réalisé du tout. Ç’a été une autre guerre à faire. Heureusement, il y a eu beaucoup de progrès de ce côté aussi, mais il reste encore du travail à faire ! »

En plus de ses activités à titre de membre du jury des documentaires, Alanis Obomsawin rencontre à Berlin les organisateurs d’une exposition que lui consacrera le Haus der Kulturen der Welt à l’automne 2021. Provisoirement intitulée Lifework, cette exposition voyagera ensuite à Vancouver et à Toronto en 2022.