(Moscou) « Antipatriotique », « russophobe » et « démotivant » : le dernier film du réalisateur Pavel Lounguine provoque la colère des anciens combattants russes, qui l’accusent de donner une image peu reluisante du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan il y a 30 ans.

Basé sur des faits réels, Fraternité (Bratstvo) dresse le portrait d’un groupe de militaires pris dans l’engrenage des derniers mois de la guerre menée par l’URSS en Afghanistan (1979-1989), qui a fait officiellement plus de 14 000 morts du côté de l’armée soviétique.

Défendant une œuvre qu’il dit « honnête », le réalisateur, primé à Cannes avec Taxi blues en 1990, y montre des soldats ivres ou se livrant au pillage, des scènes peu conformes à l’air du temps en Russie, où les autorités soumettent le monde culturel à une pression croissante pour montrer le passé sous un jour héroïque.

Initialement prévue pour le 9 mai, alors que le pays célèbre comme chaque année en grande pompe la victoire contre l’Allemagne nazie, la date de la sortie a finalement été reportée au lendemain après des semaines d’incertitude.

Les principales organisations d’anciens combattants et de mères de soldats se mobilisent toutefois pour empêcher la sortie en salles, voire interdire, ce qu’elles considèrent comme un film piétinant la mémoire des vétérans et noircissant encore un épisode humiliant de l’histoire soviétique.

« Cette œuvre est un exemple classique de russophobie, qui présente les vétérans comme une bande de dégénérés, de voleurs et d’assassins face à des Afghans blancs comme neige », fustige dans une lettre au ministère de la Culture Boris Gromov, ancien commandant de la 40e armée qui formait le cœur du contingent soviétique en Afghanistan.

Président d’une association d’anciens combattants qui revendique plus de 100 000 membres, il exige le retrait de la licence d’exploitation du film distribué par Disney.

Pavel Lounguine « a tourné un film antipatriotique, qui démotive les jeunes à aller servir sous les drapeaux, car il montre nos militaires pillant les caravanes, se bagarrant et picolant », abonde auprès de l’AFP l’ancien combattant Igor Morozov, aujourd’hui vice-président de la Commission pour la Culture au Conseil de la fédération, la chambre haute du Parlement russe.

M. Morozov dénonce un film qui « salit la mémoire des victimes soviétiques » et qui « porte préjudice à l’image du pays ».

« Censure venue d’en bas »

Dans un contexte de retour en force des valeurs conservatrices ces dernières années, les autorités russes ont multiplié les ingérences dans l’industrie cinématographique, interdisant par exemple en 2018 la comédie franco-britannique La mort de Staline.

Plus récemment, le réalisateur d’une comédie se déroulant lors du terrible siège de Leningrad a renoncé à une sortie en salles, accusé de bafouer la mémoire des survivants de cet épisode traumatisant de la Seconde Guerre mondiale.

Le gouvernement russe a parallèlement subventionné une série de productions patriotiques avec pour thème les exploits militaires du pays, les réussites de son industrie spatiale, l’annexion de la Crimée ou encore ses victoires sportives.

L’un des cinéastes russes les plus primés avec des films comme Taxi blues, La noce ou Un nouveau russe, Pavel Lounguine se dit pour sa part « choqué par cette nouvelle forme de censure venue d’en bas ».

« Je voulais faire un film honnête pour les jeunes, pour qu’ils puissent se reconnaître dans ces gars perdus en pleine guerre », explique le réalisateur de 69 ans à l’AFP.

Paradoxalement, l’idée du scénario vient de Nikolaï Kovaliov, ancien directeur des services de sécurité russes (FSB), qui a pris part aux événements tragiques qui ont accompagné le retrait d’Afghanistan de la 108e division d’infanterie motorisée, au cœur du film.

Fraternité retrace ainsi des épisodes réels survenus fin 1988, dont la capture d’un pilote soviétique par les moudjahidines et les négociations en vue de sa libération, épisodes auxquels a participé M. Kovaliov.

Peu avant son décès le 5 avril à l’âge de 70 ans, Nikolaï Kovaliov « m’a félicité du résultat et donné sa bénédiction pour le film », assure Pavel Lounguine.

« Nous devons arrêter de glorifier notre histoire et commencer à parler des plaies laissées par les guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie », soutient le cinéaste.