(Cannes) Il était près de minuit, dimanche, lorsque les spectateurs du Grand Théâtre Lumière se sont mis à applaudir, spontanément, en plein milieu de la projection. Un réflexe naturel devant un tel morceau de bravoure. Du grand art.

Il y avait Chiara Mastroianni en compagnie de son ex, Benjamin Biolay. Il y avait Camille Cottin, l’Andrea de la série Appelez mon agent – dont un des épisodes est campé au Festival de Cannes. Il y avait Romane Bohringer, que je suis convaincu d’avoir croisée, il y a un peu plus de 20 ans, à Lens, pour un match de Coupe du monde de la France (et qui, deux ans plus tard à Cannes, m’a demandé où étaient les toilettes avant une projection). Je m’égare, mais pas tant que ça.

Moi aussi, j’ai applaudi. J’ai même eu les yeux humides, pour la première fois de ce Festival. J’ai pourtant vu cette séquence des dizaines de fois depuis mon adolescence. Le 22 juin 1986, en quart de finale de la Coupe du monde, devant 115 000 spectateurs au stade Azteca de Mexico, Diego Armando Maradona reçoit le ballon au milieu du terrain et dribble sur 60 mètres la moitié de l’équipe d’Angleterre.

C’est le but du siècle. Le chef-d’œuvre d’un génie. Un peu plus tôt, tentant d’atteindre de la tête un ballon devant le gardien de but anglais, le numéro 10 argentin avait levé le bras et marqué de la main gauche. « Ce but, je l’ai marqué un peu avec la tête et un peu avec la main de Dieu », déclare Maradona en conférence de presse après la rencontre.

Un mythe est né, et il est encapsulé dans ces trois minutes où le « Pibe de oro » (le gamin en or) inscrit deux des buts les plus célèbres de l’histoire de la Coupe du monde. Il est à la fois tricheur et magicien. C’est cette dualité, ce paradoxe, ces deux faces de la même médaille qui sert de fil d’Ariane au film que consacre le documentariste Asif Kapadia au meilleur joueur de son époque — et pour certains, de tous les temps.

Maradona, qui n’a pas encore vu le film, devait être à Cannes dimanche, mais n’a pas pu être présent à la première mondiale (hors compétition) en raison d’une blessure au « haut du corps » (épaule), semble-t-il.

On reconnaît dans Diego Maradona, le film, la « manière » Kapadia. Le cinéaste britannique nous avait donné les brillants Senna (sur le regretté coureur automobile, en 2010) et Amy (sur la chanteuse Amy Winehouse, oscarisé en 2016). Cette fois encore, il n’y a pas de narrateur ni d’entrevues à la caméra. Tout est raconté à travers des archives et les témoignages des protagonistes (Maradona lui-même, sa famille, ses coéquipiers, des journalistes, etc.).

Asif Kapadia a rencontré 80 personnes en trois ans et épluché quelque 500 heures d’archives personnelles du joueur — il a été filmé depuis l’adolescence à la demande de son agent — pour raconter la période la plus faste de la carrière de Diego Maradona.

Le film commence sur les chapeaux de roue et sur fond de musique électro-pop des années 80, avec l’arrivée en voiture de Maradona, athlète fantasque et charismatique, au stade San Paolo de Naples, où il est acclamé en juillet 1984 à grands cris de « Diego ! Diego ! » par 80 000 tifosis. Lui qui avait quitté Barcelone en quête d’un peu de tranquillité…

Le documentariste complète avec ce film une trilogie sur des gens extraordinaires, au talent précoce, écrasés par leur propre célébrité. Il capture l’essence de ce pur-sang sauvage, de sa consécration jusqu’à sa descente aux enfers (oui, de la drogue). Avec cet assemblage fascinant d’images surtout inédites, Kapadia raconte l’âge d’or non seulement d’un joueur hors normes, mais aussi d’une époque où des athlètes faisaient la fête jusqu’au matin et où le sport était particulièrement brutal.

Après un bref séjour décevant au FC Barcelone, Maradona est au sommet de son art après son transfert record à Naples, une équipe médiocre qui, à son arrivée, peine à demeurer en Serie A italienne, la ligue la plus importante de l’époque. Jamais le SSC Napoli n’a remporté le championnat italien. Cela va changer avec l’arrivée du prodige des bidonvilles de Buenos Aires.

« Connaissez-vous la Camorra et ses liens avec le championnat italien ? » demande d’emblée un journaliste au joueur argentin, à sa toute première conférence de presse. 

Si Maradona ne connaît pas bien la mafia napolitaine, cela ne saurait tarder, comme le rappelle Asif Kapadia dans son film, images à l’appui du numéro 10 en compagnie de dirigeants de la Camorra.

Diego Maradona remporte, pratiquement à lui seul, la Coupe du monde de 1986 avec l’Argentine. La saison suivante, il fait de Naples, ville pauvre, dangereuse et méprisée du Sud, la championne d’Italie à la barbe des équipes de Milan, Rome ou Turin, pour la première fois de son histoire. C’est le début d’une période dorée pour le club et sa star : Coupe d’Italie, Coupe d’Europe…

Mais plus Maradona l’exubérant connaît des succès sur le terrain, plus Diego le réservé a de la difficulté à gérer son nouveau statut de demi-dieu napolitain. En 1990, après avoir fait gagner un deuxième championnat à Naples, alors qu’il n’en peut déjà plus de la pression médiatique et qu’il sombre dans une dépendance à la cocaïne — les liens avec la mafia aidant —, Maradona inscrit ce qui s’avère le but de la victoire dans la séance de tirs au but de la demi-finale de la Coupe du monde. Il élimine l’Italie, favorite, chez elle à Naples.

« Ça me dégoûte que tout le monde demande aux Napolitains d’être Italiens et de soutenir l’équipe nationale », déclare-t-il aux journalistes avant le match. On ne lui pardonnera pas cet appel à la trahison. Pour lui, c’est le début de la fin. Il est hué copieusement par les spectateurs italiens lors de la finale contre l’Allemagne de l’Ouest, que l’Argentine perd et qu’il quitte en pleurs. Devant les caméras de télévision, pendant l’hymne national, il traite les partisans qui le conspuent de « fils de pute ».

Il est traqué par la police, lâché par la Comorra et son club. Un sondage en fait la personne la plus détestée d’Italie. Huit mois plus tard, on lui interdit pour 15 mois de jouer au foot, après un contrôle positif à la cocaïne. Après sept ans, il quitte le SSC Napoli, sans plus de cérémonie. « J’ai été accueilli par 80 000 personnes. Je suis parti seul », dit-il à Asif Kapadia. Ses problèmes ne font que commencer, mais ça, c’est pour un autre film…

Le gamin au Coran

PHOTO STÉPHANE MAHÉ, REUTERS

Les réalisateurs belges Jean-Pierre et Luc Dardenne étaient entourés de membres de la distribution de leur film Le jeune Ahmed, hier, lors de sa présentation en compétition officielle au Festival de Cannes.

Avec Le jeune Ahmed, les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne proposent un huitième film en compétition cannoise, une œuvre naturaliste et minimaliste — même selon leurs propres standards — sur la radicalisation d’un adolescent musulman en Belgique.

Ahmed, 13 ans, fréquente avec son frère une mosquée où officie un imam intégriste. Sous son influence, il prend ses distances avec son entourage, en particulier sa professeure, que son mentor considère comme une apostate et une traître à l’islam. « Un vrai musulman ne serre pas la main d’une femme », lui dit-il.

Ahmed a les idées fixes, et ne connaît plus le doute. L’interprétation du Coran par les islamistes est tout ce qui compte pour lui. Il reproche à sa mère de boire de l’alcool, dit à sa sœur qu’elle s’habille « en pute », vénère un cousin mort en martyr et rêve de participer lui-même au djihad. Ses proches sauront-ils le récupérer ?

Ce personnage, obsédé et mal dans sa peau, interprété avec une candeur toute naturelle par Idir ben Addi, semble échapper même aux frères Dardenne. Ils observent, pudiques, l’entêtement et l’obsession de ce jeune homme à peine sorti de l’enfance, malléable, qui a subi un lavage de cerveau. On l’a convaincu que seul l’intégrisme peut faire en sorte que sa religion ne disparaisse pas de l’espace public. « C’est ce connard d’imam qui te bourre le crâne », lui dit sa mère, dépassée par la tournure des événements.

Que faire ? Les frères Dardenne (deux fois palmés d’or pour Rosetta et L’enfant) préfèrent poser la question plutôt que de se tenter à des réponses. C’est comme ça, au plus près de personnages authentiques, que l’on apprécie leur cinéma.