Se trouver face à Mike Leigh est une expérience. Le cinéaste britannique, maintenant âgé de 71 ans, est un monument du 7e art. Sa silhouette frêle n'est qu'un leurre: il écrase les lieux par sa seule présence.

Son travail, exceptionnel, et sa méthode de travail, unique, prennent une dimension plus singulière encore lorsqu'il les évoque, lorsque les mots pour les dire sont les siens. Des mots qui racontent, avec lesquels il prend le temps de développer, d'expliquer. Des mots qui peuvent aussi trancher. Ironiser. Bruts. À l'image du personnage central de son nouveau film, Mr. Turner, qu'il a présenté au Festival des films de Toronto au cours duquel il s'est livré à quelques entrevues, entre autres avec La Presse.

Cette magnifique biographie filmée mettant en vedette Timothy Spall dans le rôle-titre (prestation qui lui a valu le Prix de l'interprétation masculine au Festival de Cannes) représente une première pour le réalisateur de Vera Drake et Happy-Go-Lucky, dont les oeuvres se déroulent toujours sur une courte période de temps - à l'exception de Topsy-Turvy, qui suit le tandem Gilbert et Sullivan sur 15 mois - et couvre cette fois un quart de siècle.

Quelque 25 ans dans la vie de J.M.W. Turner (1775-1851), un prolifique peintre anglais - à elle seule, la Tate Gallery de Londres compte 20 000 de ses oeuvres - , issu d'un milieu prolétaire (son père était barbier et fabriquant de perruques) que Mike Leigh décrit comme «un être excentrique, imparfait, vulnérable, passionné, individualiste, crasseux».

L'homme ne s'est jamais marié, mais il a vécu avec Sarah Danby (Ruth Sheen), qui lui a donné deux filles qu'il n'a jamais vraiment reconnues, a eu une relation étrange avec la nièce de cette dernière, Hannah (Dorothy Atkinson), qui travaillait chez lui à titre de gouvernante, et a vécu une vie parallèle en compagnie de Sophia Booth (Marion Bailey), sa logeuse dans une pension de bord de mer.

Une vie qui avait tout pour interpeller Mike Leigh. Ça n'a pas été le cas pendant longtemps: «Adolescent, je m'intéressais surtout au travail de Picasso, Dalí, les impressionnistes. Turner n'était absolument pas ma tasse de thé. À mes yeux, Constable et lui étaient les auteurs de ces paysages insipides qu'on trouvait sur les boîtes de biscuits et de chocolats. C'est plus tard, quand j'ai commencé à étudier les arts, que j'ai découvert sa personnalité. Et pendant la production de Topsy-Turvy, donc à la fin des années 90, le déclic s'est fait.»

Improviser, chercher, tourner

Le processus créatif s'est alors enclenché. Lentement. En profondeur. Façon Leigh, dans le but d'arriver, un jour, à offrir sur écran «la perception d'un artiste (Turner) par un artiste (lui)».

Comme à son habitude, il a construit son film à partir de recherches exhaustives. Mais sans scénario. «Il n'y a pas, il n'y a jamais de scénario. Je crée toutes ces scènes en étant là et en les composant sur place.» En compagnie d'acteurs qu'il connaît, qu'il apprécie. Ils sont, d'une certaine manière, «sa» troupe. Ensemble, ils improvisent. Répètent.

«La manière dont nous répétons est complète, laborieuse, fastidieuse et elle ne tue pas la spontanéité. L'art, notre tâche, notre devoir, dans n'importe quel film ou n'importe quelle pièce, est d'amener le matériel à ébullition au moment où il doit être à ébullition. Ça ne sert à rien d'être spontané auparavant. Le seul moment qui compte, au bout du compte, celui qui doit sembler spontané, vrai, est celui où la caméra s'allume», explique le cinéaste, selon lequel le plus grand malentendu concernant ses longs métrages est «que tout y est improvisé. Oui, tout naît de l'improvisation, mais c'est extrêmement répété. C'est un processus vraiment très technique».

Un processus qui n'est possible qu'avec certains acteurs. «Le monde des acteurs se divise clairement entre ceux qui sont intelligents et ceux qui sont stupides. Et il y a beaucoup d'acteurs très idiots», laisse-t-il tomber. Ce ne sont pas ceux qui se retrouvent dans ses films, on l'aura compris. «Je ne travaille habituellement pas avec des acteurs narcissiques. Je travaille avec des acteurs qui veulent interpréter des personnages, des gens qui ne se jouent pas eux-mêmes. J'auditionne avec beaucoup de sérieux. Oh, et je n'engage jamais quelqu'un qui n'a pas le sens de l'humour.»

Ainsi, dans Mr. Turner, tous les acteurs, même les figurants interprétant des artistes, savaient peindre. Ou l'ont appris. Timothy Spall a passé deux ans à apprendre la manière Turner avant que ne commence le tournage. «En plus, c'est un Londonien issu de la classe ouvrière, il a lu beaucoup de Dickens, je savais qu'il comprendrait le XIXe siècle», conclut Mike Leigh, qui ne craint pas de rendre à César ce qui revient à César. Que César soit un de ses acteurs... ou lui-même.

Mr. Turner (M. Turner en version originale avec sous-titres français) prend l'affiche le 25 décembre.