Il fallait du cran — certains diront de la naïveté. Face à un milieu qui semblait bloquer ses postes de direction à la nouvelle génération, David Laurin et Jean-Simon Traversy ont osé poser leur candidature pour prendre les rênes d’un des plus grands théâtres de la métropole : celui de Duceppe.

Leur audace a payé. Le comité de sélection chargé de trouver un remplaçant à Michel Dumont, qui a œuvré 27 saisons à la direction artistique chez Duceppe, a recommandé l’embauche de ces deux jeunes trentenaires inconnus au bataillon des spectateurs. Ce faisant, le théâtre niché au centre de la Place des Arts a lancé un mouvement de rajeunissement qui s’est propagé depuis dans plusieurs institutions de Montréal et de Québec.

En 2017 toutefois, année de l’embauche du duo, la secousse a été sismique dans le milieu : deux milléniaux allaient décider en tandem (du jamais vu au Québec !) de la programmation du Théâtre Duceppe, jugé par plusieurs comme le plus conservateur de l’époque à Montréal.

Un électrochoc était nécessaire.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Amélie Duceppe, directrice générale de Duceppe

Notre image n’était pas bonne. Il y avait une volonté claire de dynamiser notre théâtre, notre proposition artistique. On a fait des rencontres avec plusieurs personnes pour savoir ce qui n’allait pas chez nous.

Amélie Duceppe, directrice générale de Duceppe

C’est lors d’une de ces rencontres exploratoires qu’un premier contact s’est créé entre le duo Traversy-Laurin et la direction de Duceppe. « On est arrivés là en se disant qu’on allait être super transparents, se souvient Jean-Simon Traversy. On s’est dit qu’au pire, ils nous détesteraient, mais qu’on profiterait de l’occasion pour dire qu’on voulait que les choses changent dans les théâtres institutionnels. On leur a dit que lors des dix saisons précédentes, un seul texte avait été écrit par une femme. Un seul ! On a plaidé pour plus d’ouverture, plus de représentativité, notamment pour les femmes. C’était des préoccupations des artistes de notre génération. »

Après cette rencontre qui a duré toute une matinée, les deux hommes ont été invités pour une entrevue officielle, où leur vision et leur dynamisme ont séduit le comité de sélection. L’annonce de leur nomination s’est faite lors d’un lancement de saison en avril 2017, devant un parterre de spectateurs dubitatifs, mais sous les hourras des interprètes présents pour l’occasion.

Est-ce que certains abonnés ont déserté l’institution en voyant arriver ces deux nouveaux visages ? Bien sûr, mais pas autant que ce que craignait la direction. « Chaque saison, on perd un certain pourcentage d’abonnés pour diverses raisons, explique Amélie Duceppe. Mais quand les gars sont arrivés, ce pourcentage a été moins important. »

Pour Jean-Simon Traversy et David Laurin, cette nomination est arrivée beaucoup plus tôt que ce qu’ils avaient imaginé. « On savait que la direction artistique nous intéressait, mais on ne pensait pas pouvoir y goûter avant nos 50 ans. Ce n’était pas un rêve atteignable pour nous », dit David Laurin.

« On avait décidé de faire l’exercice pour découvrir comment se passait le processus d’embauche. On était curieux ! On n’avait absolument rien à perdre, ajoute Jean-Simon Traversy. Après, il a fallu faire nos classes, apprendre ce métier pour lequel on n’a pas été formés, même si on avait notre compagnie LAB87. »

« La transition a été un gros défi, renchérit David Laurin. On n’avait pas de référence, parce qu’il n’y avait pas grand monde de notre génération ni de la génération précédente qui dirigeait des théâtres à l’époque au Québec ! Ça se voyait davantage à l’étranger, comme dans les pays anglo-saxons ou en Allemagne. »

Une révolution comme un retour aux sources

Après six années comme directeurs artistiques, les deux hommes ont changé les façons de faire chez Duceppe. Le théâtre a largement rajeuni son auditoire, plusieurs pièces mettant en scène des enjeux (et des interprètes) de la diversité ont été présentées, les femmes occupent des postes importants (à l’écriture ou à la mise en scène) dans 50 % des productions. Des résidences d’écriture et des auditions ouvertes annuelles ont été instaurées pour découvrir de nouveaux talents.

Une révolution ? Les deux hommes disent que non. « En faisant nos recherches, on s’est trouvé une filiation très forte avec Jean Duceppe. Notre mission était la même que celui du fondateur : démocratiser le théâtre et le rendre accessible au grand public », estime Jean-Simon Traversy.

C’est normal parfois qu’avec le passage des années, une institution se perde un peu, mais dès la fondation, cette volonté était claire. On a voulu se rasseoir sur ces valeurs de la compagnie, mais aussi la faire arriver dans les années 2010.

Jean-Simon Traversy

« Pour nous, l’ouverture et la représentativité sur notre scène de la société québécoise ont toujours été des valeurs profondes, poursuit David Laurin. Aussi, notre façon de diriger est peut-être différente de celle de la génération précédente. On n’arrive pas avec des idées toutes faites devant nos collaborateurs. On aime qu’il y ait une mise en commun des idées. C’est notre façon de travailler en salle de répétition et ça s’installe aussi tranquillement dans les bureaux. »

Un exemple concret de cette façon de faire plus collégiale : il y a toujours un ou une employé de Duceppe dans le comité de lecture qui décide des œuvres qui seront présentées au cours des saisons à venir. « Les commentaires sont toujours bien reçus, même s’ils ne vont pas dans le même sens que nous. C’est générationnel, peut-être », avance David Laurin.

Une indéniable vague de fond

Chose certaine, en nommant deux milléniaux à la tête de leur théâtre, les dirigeants de Duceppe ont bouleversé l’écosystème théâtral de la métropole. Depuis 2017, plusieurs théâtres de Montréal et de Québec ont nommé de plus jeunes têtes à la direction artistique ou générale. Pensez notamment au Prospero (Philipe Cyr et Vincent de Repentigny), à Espace Go (Edith Patenaude), au Trident (Olivier Arteau), au Théâtre Denise-Pelletier (Stéphanie Laurin).

Les directions bicéphales se sont aussi multipliées. David Laurin et Jean-Simon Traversy sont d’ardents défenseurs de cette façon de faire. Ce dernier explique : « Ça double notre curiosité, ça augmente notre capacité à lire des textes et les mailles du filet sont plus serrées pour mettre nos idées à l’épreuve. Lorsque j’ai une idée de spectacle à mettre en scène, par exemple, je dois d’abord convaincre David. Si je vois que mon idée n’est pas bonne, j’abandonne. Peut-être que si j’étais seul, je persisterais dans une mauvaise voie. »

« Ça nous permet aussi de continuer à travailler à l’extérieur de chez Duceppe ; ainsi, le risque est moins grand de se déconnecter du milieu », dit David Laurin.

« Et à deux, on peut voir plus de spectacles pour voir ce qui se fait ailleurs », ajoute Jean-Simon Traversy.

Lorsqu’on les interroge sur l’avenir de leur directorat, les deux hommes se regardent, sourire en coin. David Laurin rompt le silence : « En arrivant, on a dit qu’on resterait entre 8 et 12 ans pour qu’on ne se retrouve pas trop à l’aise dans nos sièges et pour que le pouvoir ne nous corrompe pas. On aura toujours des choses à dire et à faire, mais Duceppe ne sera pas toujours notre véhicule. Lorsque viendra le moment de passer le flambeau, on voudra toutefois être là pour aider ceux qui prendront la relève… »

Ne pas vouloir s’incruster de peur d’être dépassé. Peut-être est-ce là une autre cellule de l’ADN des milléniaux…