Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre, sous la direction de la metteuse en scène Alexia Bürger, s’apprêtent à livrer une œuvre inspirée des profondeurs du fleuve dans notre inconscient collectif. La Presse a pu voir un extrait des Filles du Saint-Laurent, qui sera créée au théâtre national de La Colline, à Paris, la semaine prochaine.

Il y avait de la fébrilité dans la salle de répétition du Théâtre d’Aujourd’hui mardi, alors que l’équipe des Filles du Saint-Laurent dévoilait un extrait du spectacle, à la veille de son départ pour l’Europe. Une fresque chorale sensible et tragique, drôle et violente, portée par une distribution polyvalente et presque entièrement féminine, dans laquelle on retrouve notamment Catherine Trudeau, Émilie Monnet, Louise Laprade et Tatiana Zinga Botao.

La production de la nouvelle pièce de Rébecca Déraspe, en collaboration avec Annick Lefebvre, sera créée mercredi prochain au théâtre national de La Colline, à Paris, avant d’être présentée à Montréal en janvier. Le directeur de La Colline, Wajdi Mouawad, qui a donné carte blanche aux deux créatrices, est au centre d’une vive polémique en France depuis quelques semaines à cause de son choix de faire appel au compositeur Bertrand Cantat et au metteur en scène Jean-Pierre Baro dans sa programmation, malgré les protestations de nombreuses personnes impliquées dans le mouvement #metoo du théâtre en France.

Avant d’aborder la création de leur pièce, impossible de ne pas demander aux deux autrices ce qu’elles pensent de l’affaire…

J’en pense quelque chose. Mais j’ai envie de garder cette pensée pour moi. Je ne pense pas que ce soit mon rôle de prendre la parole publiquement. Du moins, pas en trois minutes, ou dans une ligne ou un titre dans le journal. C’est une situation qui demande énormément de nuances.

Rébecca Déraspe

« Bien sûr que ça n’a pas d’allure ! laisse finalement tomber Déraspe. Et oui, je suis solidaire de la prise de position de ce mouvement. Or, mon théâtre l’exprime pour moi. Il faut que tout le monde puisse s’exprimer librement, avec nuance et réflexion. »

Pendant que Rébecca Déraspe nous répond avec précaution, il semble y avoir une petite tempête dans la tête d’Annick Lefebvre, qui écoute sans dire un mot. On aimerait bien entendre le vacarme de votre silence, Annick Lefebvre.

PHOTO ANDREJ IVANOV, COLLABORATION SPÉCIALE

Alexia Bürger, metteuse en scène des Filles du Saint-Laurent, entourée des autrices Annick Lefebvre (à gauche) et Rébecca Déraspe

« Vous pourriez entendre un hamster qui tourne dans ma tête et qui me dit : “Annick, ne va pas dire des choses que tu vas regretter ensuite…”

« Mais, OK, je vais vous en donner un petit peu. Ce que je trouve important… Ce qui doit continuer de s’élever, de grandir, c’est la parole des femmes et des autrices. Au fond, si le hasard fait qu’une gang de filles, toutes portées par une parole forte, affranchie, débarque avec ce spectacle à La Colline, au même moment où le mouvement du #metoo éclate, c’est formidable. C’est peut-être un beau hasard ? »

Ou un beau malaise ? On peut avoir l’impression que le directeur de La Colline n’écoute pas les revendications de ces femmes…

« Je ne suis pas dans les oreilles de Wajdi. Je ne pourrais dire s’il les entend ou pas. Par contre, mes oreilles entendent très bien leurs revendications, répond Annick Lefebvre. Wajdi, je crois, est un artiste qui aime provoquer le débat, la polémique. Et moi aussi, j’aime ça, la polémique. Alors, s’il est ouvert à en parler, dans le cadre des activités hors scène de La Colline, je vais en débattre avec lui. Mais ce n’est pas à moi ni à Rébecca d’entreprendre cette prise de parole. »

« Pour faire chuchoter l’immensité »

Avec Les filles du Saint-Laurent, les autrices ont imaginé une pièce chorale avec 10 interprètes, neuf femmes et un homme (Ariel Ifergan), articulée autour de la symbolique du fleuve Saint-Laurent. « Ce n’est pas un show avec une thématique féministe ; ce qui est féministe, c’est le processus de création. Cette addition de vies de femmes nous fait dresser un portrait qui peut devenir politique, mais par la bande », explique Lefebvre.

Très tôt, elle a eu envie de partager sa carte blanche avec Rébecca Déraspe. Puis, l’idée du fleuve est arrivée pas mal au début de leur collaboration. L’autrice de J’accuse dit vouloir faire chuchoter les mots du texte avec l’immensité du fleuve. « On a tous, au Québec, un positionnement par rapport au Saint-Laurent », poursuit Déraspe.

Le fleuve traverse tout le territoire. On peut venir de Montréal ou de la Côte-Nord, de la banlieue, comme Annick, ou de Rivière-du-Loup, comme moi, et rester attaché à sa manière, viscéralement ou inconsciemment, au fleuve.

Rébecca Déraspe

À La Presse, la metteuse en scène Alexia Bürger avait bien résumé le propos des Filles du Saint-Laurent : « Le même jour, mais à différents endroits le long du fleuve, neuf personnes découvrent des cadavres qui remontent à la surface. Cette découverte va créer une faille dans le cours de leur existence, avait-elle indiqué. La voix qui les réunira tous et toutes est celle du Saint-Laurent, ce lieu où tout est fin et recommencement. »

Bien que la pièce parle de la mort et que ses personnages croisent des cadavres, « mine de rien, c’est très lumineux », estime Déraspe. « Ce sont les cadavres qui remettent de la vie dans les parcours des personnages. Il y a des côtés plus sombres, mais c’est une pièce sur la survie, le réveil. Pendant qu’on est en vie. C’est une pièce sur la décongélation de nos immobilités collectives », conclut-elle.

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