On passe une partie de sa vie à faire semblant. Faire semblant d’aller bien, de comprendre, de s’amuser, d’aimer… À l’instar de Tchéboutykine, l’ancien médecin militaire des Trois sœurs (un bon vieux docteur qui aime un peu trop la bouteille), on a parfois l’impression de ne pas exister. « Après tout, je ne suis peut-être pas un homme. Je fais simplement semblant d’avoir des bras, des jambes et une tête. Je crois seulement que je marche, mange, dors… », dit-il au troisième acte, en plein délire d’ivrogne philosophique.

Se questionner sur le sens de la vie, l’espoir des lendemains meilleurs et la souffrance de l’âme humaine, Anton Tchekhov en fait un art. Un art frisant la perfection dans ses quatre dernières pièces (La mouette, Oncle Vania, Les trois sœurs et La cerisaie), écrites en huit ans, au seuil d’un XXe siècle rempli de promesses et de bouleversements.

Le charme opère

Plus d’un siècle plus tard, pour peu qu’on aime observer le charme intemporel et suranné, cruel et vulgaire de la bourgeoisie, Tchekhov résonne toujours aussi fort. Et voir des acteurs de talent défendre ses immortels personnages demeure un grand bonheur pour les amateurs de théâtre.

PHOTO YVES RENAUD, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DU NOUVEAU MONDE

Pour oublier l’ennui, les trois femmes fréquentent des notables et des officiers de la garnison militaire. Tout ce beau monde forme une microsociété terriblement universelle.

Les trois sœurs, c’est l’histoire d’Olga, de Macha et d’Irina, qui rêvent d’une vie meilleure à Moscou… mais qui demeurent coincées dans leur immobilisme. Elles vivent dans une maison d’une petite ville de province, avec leur frère Andreï, un intellectuel raté qui épouse une femme mesquine. Pour oublier l’ennui, les trois femmes fréquentent des notables et des officiers de la garnison militaire. Tout ce beau monde forme une microsociété terriblement universelle. Et tous s’imaginent pouvoir recommencer une autre vie que la sienne… « Comme si cette vie que nous avons n’était, pour ainsi dire, qu’un brouillon, et l’autre, la copie propre », philosophe le beau lieutenant Verchinine, dont Macha tombe follement amoureuse.

Tout est affaire de décor

Avec sa mise en scène à la fois traditionnelle et inspirée, René Richard Cyr met de l’avant la troupe des 11 comédiens de la production du TNM; ces artistes dont, justement, le métier est de faire semblant. Pour mieux nous rapprocher de la vérité du cœur. Cyr les a emprisonnés dans un décor épuré et sans coulisses (réalisé par le peintre François Vincent). Une scénographie qui évoque une salle de répétitions, et meublée uniquement de chaises. Cet espace clos se rétrécit d’un acte à l’autre, tandis que les murs se referment, et la troupe se resserre vers l’avant-scène.

Après un début assez hésitant le soir de la première (le premier acte où les personnages sont introduits lors de l’anniversaire d’Irina, la cadette, est le plus faible de la pièce), les acteurs se sont rapidement ajustés. Evelyne Brochu (Macha) semble née pour jouer Tchekhov; Rebecca Vachon enflamme la quête fébrile d’Irina et Noémie Godin-Vigneau joue bien la résignation de l’aînée. Frédéric Paquet est parfait dans la peau du mari cocu de Macha; Benoit McGinnis est méconnaissable dans le rôle de l’honnête, mais repoussant baron; Vincent Côté est terrifiant en Soligny; Guillaume Cyr est bouleversant dans le rôle du frère solitaire et incompris.

« Un peu de temps encore, et un jour viendra où tous les hommes apprendront pourquoi tout cela, pourquoi ces souffrances, où il n’y aura plus de mystères. Mais, en attendant, nous ne devons que travailler et travailler », dit Olga à ses « sœurs chéries », à la toute fin de la pièce. Pas de doute. René Richard Cyr et son équipe d’acteurs et de concepteurs ont très bien travaillé pour faire ressortir l’humanité du chef-d’œuvre de Tchekhov.

★★★½

Les trois sœurs. D’Anton Tchekhov. Avec Evelyne Brochu, Rebecca Vachon et Noémie Godin-Vigneau. Mise en scène René Richard Cyr. Jusqu’au 28 mars, au Théâtre du Nouveau Monde.