Des artisans de la télévision et du cinéma n’arrivent plus à louer leur matériel directement aux producteurs qui font affaire avec Bell ou Québecor, une entrave à leur rémunération annuelle et à leur pratique professionnelle, dénoncent une dizaine d’intervenants de l’industrie en entrevue avec La Presse.

Il est d’usage que des professionnels du petit et du grand écran louent leur propre équipement tout au long d’un tournage. C’est souvent le cas pour les électriciens et les machinistes de plateau, les éclairagistes, les gréeurs ou encore les directeurs de la photographie, qui travaillent notamment avec leurs propres caméras.

Posséder un « camion », dans le jargon de la télé et du cinéma, permet aux pigistes de rentabiliser d’importantes dépenses et de bien vivre de leur métier. « C’est une question de revenus, mais il y a aussi un aspect créatif », explique le chef électro Jaden Scholes. « Quand on travaille avec nos outils, on est meilleurs, on est plus efficaces. »

Son partenaire d’affaires et lui se sont fait offrir des contrats qui ne leur permettaient pas d’utiliser leurs propres lampes, systèmes d’éclairage DEL, génératrices et autres incontournables dans le coffre des « électros-machinos ». « Chaque fois, on refuse d’embarquer dans le projet, on a ce luxe-là comparativement à d’autres », dit M. Scholes.

Des maisons de production trouvent elles aussi leur compte en s’équipant auprès d’artisans entrepreneurs. « C’est très avantageux pour nous de bonifier nos équipes et de négocier directement » avec ces personnes, explique une productrice indépendante. « Très souvent, quand elles prennent leurs propres équipements, le matériel est plus à jour, plus adéquat. »

Un directeur de la photographie qui a requis l’anonymat – « si mon nom apparaît dans ton article, je vais être barré, je ne travaillerai plus » – explique qu’un producteur lui a récemment fait savoir que ses équipes techniques devaient laisser leur matériel à la maison.

La première chose qu’on m’a dite, avant même de parler de la production, c’est : “Il faut que l’équipement soit loué chez MELS parce que c’est un projet pour Club Illico.” Je leur ai dit : “Écoutez, vous parlez au chef d’un département créatif et la première chose que vous me dites, c’est ça. C’est n’importe quoi.”

Un directeur de la photographie, sous le couvert de l’anonymat

Le directeur de la photographie a reçu plus tard un appel du réalisateur : « Il n’aimait pas la vibe et j’ai fini par perdre la gig [le contrat]. »

Un autre directeur de la photographie expose une situation similaire chez Bell Média. Un client l’a averti récemment que ses caméras et accessoires de tournage ne pourraient pas être utilisés. Il a dû s’entendre directement avec un directeur de comptes chez Grandé pour pouvoir trimballer son propre matériel. La contrepartie ? Remettre la moitié de ses revenus de location.

À la fois MELS, Grandé et de plus petits studios proposent un système de consigne, qui permet à des propriétaires d’équipement de recourir à leurs services d’entreposage, à leur comptoir de location et à leurs clients en échange d’une commission (aussi appelée « escompte »). « C’est un système avec lequel je suis à l’aise », explique l’une de nos sources. La plupart des entreprises ont aussi des ententes de sous-location, qui permettent plus de flexibilité selon les besoins.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne des studios MELS, à Montréal

Or, dans son cas précis, du matériel qui ne passera jamais par Grandé Studios a été soumis à un « escompte » simplement parce que le projet était signé Bell, explique le directeur de la photographie. « C’est pour un contrat 100 % en extérieur. Mon équipement est toujours avec moi, mais si je n’accepte pas leurs conditions [remettre 50 % des revenus de location], je ne pourrais juste pas l’utiliser. »

« Ça veut dire que la production pourrait payer directement au DOP la moitié du prix ! », s’indigne une tête dirigeante d’une boîte indépendante, qui souligne que les projets télévisuels et cinématographiques sont financés en grande partie par les contribuables.

C’est de l’argent qui s’en va dans la poche des géants pour absolument rien, et qu’on n’a pas pour mettre dans les projets, dans l’écran, dans le facteur wow.

Un dirigeant d’une boîte indépendante, sous le couvert de l’anonymat

La location d’équipement pour certains projets de la maison de production Sphère, que codétient Bell Média, passe obligatoirement par Grandé, avons-nous pu confirmer dans des échanges courriel.

« Les producteurs n’ont aucune obligation contractuelle d’engager les services de Grandé Studios », affirme par courriel Veronica Sylvestre, cheffe principale, communications et relations publiques, chez Bell Média. « Nous les mettons en relation avec l’équipe de Grandé afin de voir s’ils peuvent proposer leurs services à des prix compétitifs. »

Autre exemple du côté de TVA : pour le tournage de la téléréalité Nouvelle chance pour l’amour, produite par Déferlantes – dont Québecor est actionnaire minoritaire –, « les caméramans travaillant sur cette production n’ont pu offrir leurs équipements même s’il y a des chances que les tarifs de location soient plus avantageux et que les équipements soient plus étoffés », dit un troisième directeur de la photographie.

Pour les pigistes, ces exigences des géants signifient une perte de clients alors que « la télévision est une industrie de location d’équipement, pas tant de salaires », note-t-il.

Des doléances de ce genre, Vincent Bourassa en entend régulièrement. « Il y a une tendance lourde », dit le directeur d’une coopérative qui permet à une cinquantaine de techniciens de mettre leur matériel en commun et en consigne à des fins de location.

« Ce n’est jamais des menaces claires, mais c’est induit », dit-il. « Si tu amènes ton équipement, ça va se savoir et tu risques d’être barré. Ce qui me dérange le plus, c’est quand de l’argent public est en jeu, quand des productions de TVA subventionnées doivent aller chez MELS. Souvent, dans leurs ententes, c’est écrit que le studio doit respecter les prix du marché. Mais en même temps, si la production est obligée d’aller chez MELS, elle ne magasine pas et n’a pas vraiment accès au prix du marché. Ça coûte tant et voilà. L’argent reste au sein de Québecor et ce sont les contribuables qui finissent par payer. »

Les entreprises de gréage qui louent des équipements de levage à des productions étrangères doivent en outre verser une « commission » à MELS ou Grandé si l’un ou l’autre des studios est impliqué, selon des documents consultés par La Presse. Cette exigence vaut aussi pour les tournages extérieurs.

MELS et Québecor n’avaient pas répondu à nos demandes d’entrevue au moment de publier ce reportage.

Avec la collaboration de Jean Siag, La Presse

Le problème « beaucoup plus large », dit Lacombe

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Mathieu Lacombe, ministre de la Culture et des Communications

« Je serais prudent avant de blâmer une entreprise ou une autre, que ce soit Québecor ou Bell », a laissé tomber le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, questionné mercredi à propos de l’enquête de La Presse parue le jour même sur le dirigisme des deux diffuseurs en matière de location et de postproduction. « Le marché est difficile et l’industrie est en transformation. Les joueurs font ce qu’ils peuvent avec l’environnement qui existe. Je pense qu’il faut plutôt regarder le modèle en général et se poser des questions. Et on va se les poser dans les prochains mois. » M. Lacombe affirme être au courant que l’imposition de services de location et de postproduction aux producteurs indépendants par les diffuseurs privés est « une pratique de plus en plus répandue dans le milieu ». Y voit-il un problème ? « Je pense que le problème est beaucoup plus large que cet élément précis. Il faut voir la situation dans son ensemble parce qu’il y a d’autres enjeux », explique le ministre, qui évoque l’acquisition de parts de Bell et de Québecor dans des maisons de production. « Le modèle [de financement] est issu d’une époque où l’internet n’existait même pas. Ça amène des enjeux sur lesquels il faut se pencher, et c’est ce qu’on est en train de faire. J’ai une annonce qui s’en vient très prochainement à ce sujet-là. »

Fanny Lévesque, La Presse

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