Québecor force la main à des producteurs indépendants pour qu’ils utilisent les services de location et de postproduction de son studio MELS, souvent à coûts supérieurs au marché, dénoncent une vingtaine d’acteurs du milieu télévisuel et cinématographique qui se sont confiés à La Presse.

Plusieurs soulignent que Bell Média dirige pour sa part les maisons de production vers Grandé Studios – dont elle a acquis des parts minoritaires en 2020 –, qui loue des équipements de tournage et développe son offre en postproduction.

Si le phénomène n’est pas nouveau, le dirigisme de Québecor et de Bell dans les projets qu’elles diffusent s’est accentué dans les dernières années, selon des documents que nous avons obtenus et de nombreuses sources impliquées dans les ententes. D’importants fonds publics – émanant du Fonds des médias ou de Téléfilm Canada, par exemple – atterrissent ainsi dans les coffres de grandes entreprises plutôt que de rehausser la qualité des projets à l’écran, dénoncent ces sources.

Celles-ci précisent que ce n’est pas tant la qualité du travail qui est en jeu, mais plutôt le pouvoir de négociation, l’autonomie et la flexibilité des équipes de production.

« Il y a cinq ou six ans, utiliser MELS pour Groupe TVA et Grandé pour Bell Média, c’était suggéré, mais pas plus que ça », explique un superviseur de postproduction, qui observe un resserrement des exigences.

Avec la crise qui sévit dans l’industrie audiovisuelle, les diffuseurs essaient d’avoir une rentrée d’argent à droite pour pouvoir en sortir à gauche.

Un directeur de la photographie qui a témoigné sous le couvert de l’anonymat

La majorité des artisans et des producteurs qui ont parlé à La Presse dans le cadre de ce reportage ont demandé l’anonymat par crainte de perdre des contrats, voire d’être « barrés » du métier.

Des « conditions gagnantes »

Dans le milieu, on parle de « conditions gagnantes » lorsqu’il est question de satisfaire aux exigences du diffuseur, nous indique un producteur de longue date. Chez Québecor, celles-ci comprennent notamment la location de studio et d’équipement de tournage chez MELS – propriété de Groupe TVA – et le recours à ses services de postproduction comme le mixage, la sonorisation et la colorisation.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne des studios MELS, à Montréal

Si une boîte refuse de se plier à ces impératifs, le projet télévisuel ou cinématographique risque de ne jamais voir le jour, selon des témoignages concordants et des échanges de courriels entre des producteurs et Québecor Contenu que nous avons obtenus.

Pour des projets diffusés par le Groupe TVA, qui comprend la chaîne généraliste du même nom et huit canaux spécialisés, « c’est MELS ou rien », résume une productrice indépendante.

Dans des courriels consultés par La Presse, un responsable de Québecor explique par exemple à un producteur que le recours à MELS pour la postproduction est une condition de déclenchement d’un projet et qu’il est impossible d’autoriser le recours à une boîte de services concurrente.

« Les prix de MELS ne sont pas négociables », déplore un producteur bien au fait de la mécanique en place.

Normalement, on fait sortir le prix de deux ou trois fournisseurs de postproduction, puis on fait notre choix. Mais là, il n’y a pas de négociation. Ton diffuseur t’oblige à aller voir des fournisseurs précis pour la location d’équipements, pour les studios, pour la postproduction.

Un producteur qui a témoigné sous le couvert de l’anonymat

Chez Bell, qui possède les chaînes Noovo et Crave, l’utilisation de Grandé pour la postproduction est fortement suggérée plutôt qu’exigée, selon deux producteurs et deux chefs d’équipes techniques qui ne sont pas liés l’un à l’autre.

Presque tous nos intervenants précisent qu’ils dénoncent un « système » et un « modèle d’affaires », mais ne remettent pas en question le travail des employés avec qui ils font directement affaire.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Vue aérienne de Grandé Studios, rue Le Ber, à Montréal

« Les producteurs n’ont aucune obligation contractuelle d’engager les services de Grandé Studios », affirme par courriel Veronica Sylvestre, cheffe principale, communications et relations publiques, chez Bell Média. « Nous les mettons en relation avec l’équipe de Grandé afin de voir s’ils peuvent proposer leurs services à des prix compétitifs. »

« Pour continuer de bâtir des infrastructures importantes, pour que notre industrie rayonne et prospère, Grandé Studios a toujours eu de bonnes relations commerciales avec tous les producteurs et autres intervenants de l’industrie », a pour sa part souligné Suzanne Mckenna, porte-parole de l’entreprise, dans un courriel.

Ni Québecor ni MELS n’ont répondu à nos demandes d’entrevue.

Des studios indépendants menacés

David Pierrat, producteur chez Parce que film, est fondateur et copropriétaire du Studio Notre-Dame, un troisième acteur « microscopique » dans la location d’espaces de tournage. Il affirme s’être fait dire à de nombreuses occasions par des producteurs indépendants que, malgré leur volonté, un projet devait se faire dans les studios de MELS sous la pression de Québecor.

Les dirigeants de deux boîtes de postproduction indépendantes disent eux aussi avoir perdu des contrats de dizaines de milliers de dollars parce que le recours à MELS était exigé par le plus important diffuseur du Québec.

Des soumissions étaient pourtant moins coûteuses que celle de leur concurrent, avons-nous pu constater dans des documents fournis par des producteurs.

« MELS est vraiment plus cher que la compétition », note une productrice indépendante qui travaille avec plusieurs boîtes de postproduction. Elle parle même de « factures gonflées » pour des services qui ne sont pas facturés par des compétiteurs, par exemple l’hébergement des données.

« Si on se retrouve dans deux ou trois ans avec un duopole, on n’aura plus du tout les moyens de négocier », redoute une autre source en production indépendante qui collabore avec Bell et Québecor. « Ça va paraître à l’écran à un moment donné. »

Des pigistes laissés de côté

Les exigences de Québecor donnent aussi du fil à retordre à des artisans pigistes. Trois coloristes, par exemple, soulignent à La Presse avoir perdu du travail récemment parce que des collaborateurs de longue date leur ont tourné le dos au profit de MELS, en raison des exigences du diffuseur.

« Ça m’affecte énormément », nous dit un coloriste autonome qui a requis l’anonymat pour éviter de perdre le peu de boulot qu’il lui reste.

Je viens de perdre deux contrats parce que des DOP [directeurs de la photographie] avec qui je travaille et qui voulaient travailler avec moi ne pouvaient pas. On ne devrait pas imposer un coloriste, un métier qui a une valeur artistique, à un directeur photo. C’est un duo qui fonctionne ensemble.

Un coloriste autonome qui a témoigné sous le couvert de l’anonymat

Normalement, la moitié de son calendrier pour l’année est déjà plein à cette période-ci, affirme-t-il, mais en ce moment, il n’a « presque rien ». « MELS m’a tout pris. »

Des producteurs indépendants et des directeurs de postproduction corroborent ces témoignages. « Hier encore, j’ai dû dire à un coloriste que pour la deuxième saison d’un projet, il y avait une restriction d’économie circulaire » de la part du diffuseur, explique une source en gestion de postproduction.

Si des producteurs tiennent à embaucher un pigiste en particulier pour un service offert par MELS, il lui est parfois possible de travailler dans les studios appartenant à Québecor, montrent des échanges de courriels. La production doit alors payer pour l’utilisation des installations.

L’AQTIS 514 IATSE, syndicat qui représente de nombreux pigistes qui nous ont parlé dans le cadre de ce reportage, n’a pas répondu à nos nombreuses demandes d’entrevue.

Plusieurs intervenants entrevoient une éclaircie : Québecor a tendance à lâcher du lest aux producteurs québécois lorsque les productions internationales roulent à plein régime et accaparent les services de MELS. La relance des tournages étrangers au Québec, galvanisés par l’augmentation du « crédit d’impôt pour des services de production cinématographique » dans le dernier budget du Québec, pourrait faire tomber la pression dans les prochains mois.

Avec la collaboration de Jean Siag, La Presse

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Que dit la Loi sur la concurrence ?

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Larouche, expert en droit de la concurrence

Pierre Larouche, vice-doyen à la faculté de droit de l’Université de Montréal et expert en droit de la concurrence, est d’avis que les pratiques de Québecor en matière de location et de postproduction – qui s’apparentent à des « ventes liées » – tombent dans une « zone grise » de la loi canadienne.

Selon le Bureau de la concurrence du Canada, les ventes liées sont considérées comme contraires à la Loi sur la concurrence si « une telle pratique est appliquée par un fournisseur important ou est très répandue sur un marché » ou si elle « aura vraisemblablement pour effet d’entraîner une diminution sensible de la concurrence ».

M. Larouche observe que la notion de « fournisseur important » se colle généralement à celle d’« entreprise en position dominante ». Il n’est ni évident ni exclu que Groupe TVA, qui possède 41 % des parts du marché de la diffusion télévisuelle au Québec, correspond à la définition de « fournisseur important » selon la jurisprudence, précise M. Larouche.

Le Bureau de la concurrence traite les plaintes de manière confidentielle, et il n’a pas été possible de savoir s’il s’intéressait à la situation exposée dans notre enquête.

« Hors du juridique au sens strict, il reste quand même que cette conduite se rapproche du genre de conduite qui irait à l’encontre du droit de la concurrence et qu’elle pose aussi des enjeux sur le plan de la politique culturelle », souligne le spécialiste Pierre Larouche.