Le cirque est une source de sensations fortes, un lieu de nostalgie pour ceux qui se souviennent des étés passés en famille sous des chapiteaux colorés, un amalgame d’athlétisme et d’absurde, le rare endroit où les jongleurs, les acrobates et les cracheurs de feu peuvent s’envoler librement, une source d’inspiration pour d’innombrables films – et, sans vouloir être déprimant, une entreprise commerciale.

Le cirque doit gagner de l’argent pour que ses clowns continuent à faire le clown.

Au sortir de la pandémie, le Cirque du Soleil était en difficulté. L’entreprise avait misé la quasi-totalité de son chiffre d’affaires sur les spectacles en personne, avec leurs démonstrations vertigineuses d’une grâce digne du ballet et de la gymnastique défiant la gravité. Après s’être placé à l’abri de ses créanciers en 2020, le Cirque a décidé qu’il devait être plus qu’un simple cirque. Il voulait être une marque, quelque chose qui puisse vendre des parfums, des lunettes de soleil, des sacs fourre-tout et des jeux vidéo.

Au cours de la dernière année, le Cirque a donc fait appel à des consultants, ce qui a donné lieu à des mois de réunions émaillées de phrases comme celles-ci :

« Je pense qu’il y a une réelle occasion d’élever l’art du clown. »

« Ne vous concentrez pas sur le Cirque, mais sur le Soleil [en français]. »

« Nous voulons considérer Soleil comme les éléments constitutifs de l’ambiance. »

« Nous vous avons donné beaucoup de choses. »

« Beaucoup de Soleil ! »

« Tant de Soleil. »

Le Cirque du Soleil a engagé une société d’« analystes culturels », appelée Cultique, pour répondre à une vieille question : est-il possible de créer la popularité de toutes pièces ?

Cultique affirme que oui. Les analystes de Cultique ont pour mission de vendre du cool. Et leur travail avec le Cirque cette année a donné un aperçu de ce qu’il faut faire pour changer la réputation d’une entreprise, pour transformer une marque à une époque où les réseaux sociaux ont rendu l’image de marque à la fois plus importante et plus délicate que jamais.

Les dirigeants du Cirque étaient persuadés que leur entreprise incarnait tout ce que la génération Z aime : des costumes extravagants, un maquillage kitsch, des exploits athlétiques audacieux. Les paillettes, le spandex, tout ce qui est extra. Pourtant, peu de membres de cette génération – les personnes nées entre 1997 et 2012, qui représentent aujourd’hui un pouvoir de consommation de 360 milliards US – semblaient intéressés par le cirque. Les plus de 40 spectacles du Cirque vendent 10 millions de billets par an dans le monde entier, en particulier à Las Vegas, son port d’attache américain, mais ils s’adressent principalement à un public d’âge moyen (ou très jeune). Le spectateur moyen du Cirque a 42 ans, selon l’entreprise. Plus des deux tiers des spectateurs ont des enfants de moins de 18 ans.

Le Cirque du Soleil s’est tourné vers Cultique pour devenir plus important. Et Cultique a promis, de manière improbable, que même à un moment où la culture semble évoluer à la vitesse d’un trapèze volant (désolée), il est possible pour une vieille entreprise avisée de rattraper son retard.

« Nous aidons littéralement les gens à prendre de l’avance », a déclaré Linda Ong, cofondatrice et PDG de Cultique.

L’ingrédient secret de notre entreprise est que nous aidons les marques à anticiper ce qui va changer avant que cela ne soit connu à grande échelle.

Linda Ong, cofondatrice et PDG de Cultique

Il n’est pas particulièrement évident de définir la culture. C’est tout ce que nous portons (les modes du crochet, du transparent…), écoutons (Dua Lipa, Doja Cat…), regardons (Real Housewives, Barbie…). Mme Ong utilise des métaphores aquatiques pour décrire la culture. C’est une vague, dit-elle : on peut surfer dessus ou être emporté par le courant.

Des marques apparemment invincibles ont montré ce que c’est que de sentir la vague culturelle s’effondrer. Pepsi a fini par retirer une publicité de 2017 qui montrait Kendall Jenner tendant une canette de soda à un policier. Bud Light a perdu son statut de bière la plus vendue aux États-Unis après les réactions négatives à la vidéo d’une influenceuse trans qui faisait la promotion de la bière, au printemps. Si la culture est de l’eau, la surface est trouble.

PHOTO MARIE-ANDRÉE LEMIRE, FOURNIE PAR LE CIRQUE DU SOLEIL

Linda Ong et son associée Sarah Unger, de Cultique

C’est là qu’interviennent Mme Ong et son associée, Sarah Unger. Elles promettent d’aider les entreprises à concevoir des stratégies commerciales, des campagnes de marketing et des produits qui font appel aux sensibilités culturelles – avant même que ces sensibilités ne soient complètement formées. Cultique ne s’appuie pas beaucoup sur des données. Les deux femmes estiment qu’une fois que les tendances apparaissent dans les enquêtes, il est déjà trop tard. Il est préférable de déterminer les obsessions culturelles avant qu’elles n’apparaissent sur TikTok, avant que les jeunes n’en parlent, avant que quiconque ne reconnaisse qu’elles sont réelles.

« Il y a deux sortes de personnes, a indiqué Mme Ong, 60 ans. Les personnes que la culture excite et celles qui ne la comprennent pas. »

« Comment devenir le thème du Met Gala ? »

Tout le monde au Cirque du Soleil a été stupéfait d’apprendre que je n’étais jamais allée au Cirque du Soleil.

« C’est votre premier Cirque ? », m’a demandé Michael Veilleux, directeur principal des tournées de l’entreprise, pendant l’entracte d’un spectacle du Cirque intitulé Corteo (thème : un enterrement rencontre un carnaval) à Newark, au New Jersey. « On ne rencontre pas beaucoup de gens dont c’est le premier Cirque. »

PHOTO JEAN-FRANÇOIS SAVARIA, FOURNIE PAR LE CIRQUE DU SOLEIL

Scène du spectacle Echo

C’est vrai qu’il n’en rencontre pas. C’est en partie le problème.

Les spectacles du Cirque, comme j’ai pu le constater, présentent des danseuses qui font du pole dancing, des chaussures à l’envers sans pieds et des clowns déguisés en derrières de cheval. Ils ont un public composé de parents à l’air pressé et d’enfants qui jettent du pop-corn sur le sol. Ce qu’ils ne semblent pas avoir, c’est une base étendue de jeunes adultes comme fans.

C’est la COVID-19 qui a provoqué la crise existentielle du Cirque du Soleil et sa décision de se lancer à la poursuite d’une nouvelle image culturelle. Après que les dirigeants du Cirque ont répondu à toutes leurs demandes immédiates pour mars 2020 – en renvoyant les artistes chez eux, en stockant les cerceaux et les morceaux de soie dans des entrepôts –, l’entreprise établie à Montréal a licencié 95 % de son personnel de 5000 personnes. Il n’en restait plus qu’environ 150. Après les vaccins, alors que le Cirque commençait à réembaucher ces employés, les dirigeants ont juré qu’ils allaient se prémunir contre les pandémies. Le Cirque ne pouvait pas dépendre entièrement de ses spectacles.

Aujourd’hui, environ 80 % de son chiffre d’affaires provient des spectacles. Nickole Tara, responsable de la croissance de l’entreprise, envisage le jour où les spectacles ne représenteront plus que 20 % des recettes.

Les dirigeants du Cirque font des expériences pour voir tout ce qu’un jeune curieux du cirque pourrait acheter. Un jeu vidéo intitulé Cirque du Soleil Tycoon (créé avec la société de jeux Roblox, sortie prévue le 28 juillet) dans lequel les joueurs sont invités à construire leur propre univers de cirque. Un parfum signature (pour l’amateur de clown dans votre vie) et une collection d’articles pour la maison (avec des tapis maximalistes et des rideaux psychédéliques). Des partenariats avec des entreprises comme Motorola, qui a présenté son nouveau téléphone à clapet lors d’un évènement organisé en juin avec le Cirque.

Le Cirque travaille sur une série de documentaires télévisés, qui s’intitulera probablement Down to Clown. Il prévoit lancer cette année une convention inspirée du Comic-Con, ces évènements fantastiques qui attirent chaque année des dizaines de milliers de personnes.

« Nous allons essayer beaucoup de choses nouvelles », a déclaré Nickole Tara, 39 ans, qui a quitté l’année dernière le monde des festivals de musique pour occuper un poste de direction nouvellement créé au Cirque. « Nous devons adopter le Cirque de l’ère moderne. »

Certaines marques dégagent un cachet qui attire les gens. Les baskets Supreme. Les cosmétiques Kylie. D’autres doivent réfléchir plus sérieusement à la version d’elles-mêmes qu’elles pourraient commercialiser – par exemple, comment transformer un vieux cirque loufoque en une marque que les gens considèrent comme pertinente.

Sur cette question, Cultique ne manque pas d’idées, notamment lors d’une réunion début mars, au cours de laquelle une poignée de dirigeants du Cirque ont rejoint leurs analystes culturels pour discuter de ce que serait la réussite de leur partenariat.

« Comment devenir le thème du Met Gala ? », s’est demandé Mme Tara.

« Ce n’est pas une idée folle, a répondu Mme Ong. Comment faire de vos évènements l’équivalent du Met Gala ? »

Le groupe réuni – qui comprenait Chris Bower, responsable de la stratégie de marque et des réseaux sociaux du Cirque, et Rajiv Menon, analyste chez Cultique – s’est mis d’accord sur le fait qu’il voulait que le Cirque soit omniprésent. Il voulait que les gens se demandent pourquoi, où qu’ils regardent, il y avait le Cirque du Soleil. Se promenant au festival Art Basel. Régnant sur la Semaine de la mode de New York. Repéré avec l’actrice Jenna Ortega. Partenaire de Versace.

« Oh, mon Dieu, partout où je me tourne, le Cirque fait des choses géniales avec des gens géniaux », a dit Mme Ong, imaginant les discussions qu’elle souhaite susciter lors de la fête.

Pour Mme Ong, cela ne semble pas être une tâche démesurée, car elle voit déjà des jeunes embrasser les qualités associées au cirque, en particulier la performance à outrance. Ils ne font tout simplement pas le lien avec les activités du Cirque. Selon elle, le Cirque doit s’approprier publiquement les thèmes qui imprègnent la culture, ce qu’elle et Unger appellent « la stratégie du Soleil ».

C’est comme la porno. Tout le monde reconnaît l’ambiance du Cirque du Soleil quand il la voit.

Linda Ong, cofondatrice et PDG de Cultique

Le mot « nostalgie » revenait souvent dans les conversations sur la réinvention du Cirque. « Les marques nostalgiques ont le vent en poupe », a déclaré un jour Rajiv Menon, analyste culturel chez Cultique, sur Zoom. Quoi de plus nostalgique que le cirque, avec son pop-corn et ses nez de clown ?

En parlant de nostalgie, le Cirque semble parfois courir après son histoire. Avant que le Cirque ne devienne une entreprise réalisant près de 1 milliard de dollars par an – ce qu’elle fait à nouveau aujourd’hui, après avoir rebondi à la suite de la pandémie –, il s’agissait d’un groupe d’acrobates et d’échassiers qui montaient un spectacle pour les résidants d’une auberge de jeunesse à Québec. Le fondateur du Cirque, Guy Laliberté, qui a quitté son poste de PDG en 2004, s’est fait connaître en tant qu’artiste crachant du feu dans les rues de Montréal. Il a rassemblé ses amis artistes pour créer un festival.

PHOTO MARIE-ANDRÉE LEMIRE, FOURNIE PAR LE CIRQUE DU SOLEIL

Des artistes du Cirque à l'œuvre

M. Laliberté a attribué une partie du succès du spectacle, au fil des ans, aux fêtes qu’il organisait dans son manoir au bord du lac : des femmes chantaient de l’opéra sur des gondoles, un orchestre de 19 musiciens chantait la sérénade, l’hôte lui-même crachait du feu. Ces rassemblements tapageurs ont attiré des célébrités vers la mission du Cirque, notamment George Harrison, qui y a assisté par hasard alors qu’il était en ville pour une course de Formule 1 et qui a été tellement impressionné qu’il a demandé à Laliberté de créer un spectacle sur le thème des Beatles. (La première réunion d’affaires entre le Cirque et le groupe s’est terminée lorsque Paul McCartney a dessiné Nowhere Man, a remis le papier et a demandé à l’équipe du Cirque de « comprendre ce que cela signifie »).

Si les Beatles ont aimé la marque du Cirque, pourquoi pas la génération Z ?

Prendre la balle au bond

Le Cirque a connu sa meilleure année financière en 2022. Assis à l’hôtel Ludlow lors d’une visite à New York au printemps dernier, les dirigeants du Cirque ont expliqué à leurs analystes culturels qu’ils avaient créé une vidéo montrant comment la marque du Cirque pouvait être transposée dans le domaine de la mode et des articles ménagers.

La vidéo faisait défiler des images d’acrobates, de trapézistes et de clowns. Puis des articles commerciaux apparaissaient à l’écran – sacs fourre-tout, lunettes de soleil, pantalons, poterie – accompagnés du texte « Prime for retail expansion » (pour une croissance dans le commerce de détail). Il s’agissait d’une vision de ce que le Cirque, dissocié du cirque, pourrait être.

« C’est ce à quoi le Cirque du Soleil – et le Soleil – peut ressembler dans un objet physique que quelqu’un irait acheter », a déclaré M. Bower, responsable de la stratégie de marque du Cirque.

Les analystes culturels ont été éblouis. « Nous adorons cette relation, a déclaré Mme Ong. C’est comme l’improvisation. Vous prenez la balle au bond et vous vous dites : ‟Super, OK, faisons ça !” »

Plus tard dans la soirée, le Cirque organisait un évènement avec Motorola à Brooklyn. Des acrobates à moitié nus virevoltaient dans l’air violet et embué. Une musique de percussion inquiétante emplissait la salle. Des danseurs vêtus de justaucorps à l’allure extraterrestre bondissaient sur la scène. Et tandis que les artistes effectuaient des sauts acrobatiques, Motorola dévoilait son nouveau téléphone à clapet, une version nostalgique de l’accessoire du début des années 2000.

« EXCESSIF, D’UN AUTRE MONDE et AVANT-GARDISTE, a indiqué Mme Ong par texto. Totalement à la hauteur de la marque ! »

Cet article a d’abord été publié dans le New York Times.

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