Les enfants issus de familles fraîchement arrivées ici sont plus à risque de noyade, suggère une compilation d’une cinquantaine de rapports de coroner réalisée par La Presse. La Société de sauvetage de l’Ontario a décidé de s’attaquer au problème en s’adressant directement aux nouveaux arrivés. Une inspiration pour le Québec ?

Un problème de vocabulaire

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Les histoires tragiques de jeunes néo-Québécois qui se sont noyés se sont multipliées dans l’actualité ces dernières années.

Lorsque le petit Jaylen Teja, 8 ans, s’est rendu à une fête d’enfants au parc national de la Yamaska, il n’avait aucune intention de se baigner. C’est probablement pour récupérer son ballon qu’il s’est aventuré dans l’eau, où il a perdu pied et s’est noyé en quelques secondes.

C’était la première fois que l’enfant, né au Canada d’une mère originaire des Philippines, allait à la plage. Aucun des deux ne sachant nager, la mère évitait, par prudence, de l’amener à la piscine.

Une « situation propre aux enfants issus de familles néo-québécoises », mais pas limitée à ceux-ci, puisque « plusieurs enfants, souvent défavorisés socioéconomiquement, n’ont jamais eu la chance de suivre de cours de natation », a souligné le coroner Jacques Ramsay dans son rapport.

Le programme Nager pour survivre devrait être suivi au primaire « afin qu’un jour, tous les Québécois possèdent les compétences minimales pour faire face à une situation d’urgence dans l’eau et ainsi éviter la noyade », a recommandé le DRamsay.

C’était il y a 15 ans. Certes, il y a eu des avancées. Depuis 2017, les écoles québécoises ont accès à des subventions pour que leurs élèves de la 3e à la 6e année puissent suivre Nager pour survivre, programme de la Société de sauvetage qui enseigne « les habiletés nécessaires pour survivre à une chute inattendue en eau profonde ».

Ne pas savoir nager, ou pas suffisamment, continue néanmoins de faire des victimes.

En juin 2021, Daniel Allo, 10 ans, s’est noyé à la Base plein air Sainte-Foy, à Québec, lors d’une sortie scolaire. C’était la première fois qu’il pénétrait dans un plan d’eau.

« En écoutant les gens qui viennent d’ailleurs, j’ai appris que savoir nager, ça veut dire différentes choses selon l’endroit d’où tu viens et où tu as été élevé », souligne le Dr Arnaud Samson en entrevue téléphonique, qui a signé le rapport d'investigation sur cette noyade très médiatisée.

En juillet 2018, Rahaf Sana Aidy, 8 ans s’est noyée après avoir glissé d’une roche où elle était assise avec des amis au bord de la rivière Magog, à Sherbrooke. Parmi les quatre autres jeunes qui l’accompagnaient, certains ne savaient pas non plus nager, et les autres n’avaient que peu d’expérience et de connaissances en natation.

En juillet 2022, Yvette Tracy Deba, 14 ans, s’est noyée dans un lac artificiel du Super AquaClub de Pointe-Calumet, alors que le surveillant-sauveteur était en train de sortir sa sœur de 17 ans, elle aussi en détresse, du même lac. La journée passée aux glissades, à atterrir dans deux à trois pieds d’eau, avait donné un faux sentiment de sécurité aux deux adolescentes. Quand on leur a demandé si elles savaient nager, elles avaient répondu par l’affirmative, alors que ce n’était pas le cas.

En août 2019, Loïs Nga Onana, un adolescent de 15 ans qui ne savait pas bien nager, s’est noyé dans la rivière Saint-Maurice, à Trois-Rivières. La plage de l’île Saint-Quentin, qui n’était plus surveillée depuis huit jours, arborait un écriteau « baignade à vos risques ».

Les mineurs ne sont pas les seules victimes.

En juin 2020, un étudiant indien de 20 ans s’est noyé dans la rivière Jacques-Cartier à Stoneham-et-Tewkesbury, près de Québec. Il semblait à l’aise pour se baigner seulement quand il avait pied, ont indiqué deux amis indiens restés au bord de l’eau. Une autre amie indienne, qui ne savait pas non plus nager, a failli se noyer en même temps. Ce sont deux campeuses, dont l’une était secouriste, qui l’ont sortie de l’eau inconsciente et l’ont réanimée.

En août 2022, un Sénégalais de 36 ans, boursier de l’Université Laval, s’est noyé dans le lac Trois-Saumons, à Saint-Aubert, dans la MRC de L’Islet. Il avait affirmé qu’il savait nager, mais quelques minutes après être sorti de la zone désignée pour la baignade, il a montré des signes de détresse et a sombré par environ 2 m de fond.

Quelques mois plus tôt, en mai, deux étudiants africains de l’Université Laval ont péri dans la rivière Saint-Charles à Québec. La première serait tombée à l’eau et le second aurait voulu la secourir. Ce dernier ne savait pas nager, mais venait de commencer des cours de natation, a rapporté Le Soleil.

Les faits mentionnés proviennent des rapports des coroners, sauf dans le dernier cas, pour lequel le rapport n’a pas encore été publié. Plusieurs dossiers présentaient des problèmes de signalisation ou de surveillance. Mais chacun de ces tristes épisodes parle aussi de victimes qui, bien que ne sachant pas nager, ou très peu, se sont retrouvées dangereusement près de l’eau.

Un « savoir nager » variable

Le Dr Samson a aussi agi à titre de coroner à la suite de la noyade de l’étudiant indien de 20 ans, survenue en 2020.

C’est là que j’ai compris le sens des mots. »

PHOTO FOURNIE PAR ARNAUD SAMSON

Le Dr Arnaud Samson, coroner

Le jeune homme disait qu’il savait nager, mais pour lui, savoir nager, ça voulait dire être debout avec les pieds au fond de l’eau.

Le DArnaud Samson, coroner

Lorsqu’il a eu à éclaircir les circonstances de la mort du jeune Daniel Allo, originaire de la Côte d’Ivoire, il s’est donc intéressé au contexte.

« Je m’étais promis que cet accident devait avoir un sens. »

Cette noyade très médiatisée est le triste résultat d’une « longue cascade de choses », souligne le DSamson.

La note envoyée aux parents, par exemple, ne les prévenait pas que leur enfant aurait accès à un plan d’eau où il n’aurait pas pied, ne demandait pas son niveau de compétence à la nage et ne faisait aucune mention des vêtements de flottaison individuels (VFI).

Le jeune Daniel Allo était arrivé un an plus tôt de Côte d’Ivoire, où « apprendre à nager ne fait pas partie des coutumes culturelles habituelles d’apprentissage […] compte tenu, entre autres, de ressources disponibles limitées », signale le rapport du coroner.

Sa mère ne savait pas nager, son père l’avait appris dans le cadre d’un emploi, à l’âge adulte.

« Aller à la plage, en Côte d’Ivoire, ça ne veut pas dire aller se baigner, ça veut dire aller se mettre les pieds dans l’eau. Donc quand les parents reçoivent l’information que [leur fils] va à la plage, eux, dans leur culture, c’est ce que ça veut dire », dit le DSamson, qui a parlé aux parents.

Le risque de la baignade était d’autant moins clair pour les parents que les consignes relatives au vélo, elles, étaient explicites. « Il est important de vous assurer de [sa] bonne condition » et « le port du casque est obligatoire », indiquaient les messages de l’école.

Comme le jeune Daniel Allo n’avait pas de vélo et ne savait pas en faire, son père lui en a procuré un et « s’est fait un devoir de lui apprendre à rouler afin qu’il soit capable de prendre part à l’activité avec ses amis », a souligné le DSamson dans son rapport.

43

En date du 19 juillet 2023, la Société de sauvetage recense 43 noyades pour l'année en cours. En 2022, à pareille date, on en dénombrait 32. Ces données sont non officielles, c’est-à-dire qu’elles sont compilées à partir d’articles de presse. Elles seront validées auprès du bureau du coroner.

Source : Société de sauvetage du Canada, enquêtes commandées en 2016 et 2010

5 fois

Les jeunes de 11 à 14 ans arrivés récemment au Canada sont cinq fois plus susceptibles de ne pas savoir nager que les élèves nés au pays, montre une recherche commandée par la Société de sauvetage du Canada.

Source : Société de sauvetage du Canada, enquêtes commandées en 2016 et 2010

4 fois

Chez les adultes, les nouveaux arrivants sont quatre fois plus susceptibles de ne pas savoir nager. La majorité d’entre eux, pourtant, désirent participer à des activités nautiques.

Source : Société de sauvetage du Canada, enquêtes commandées en 2016 et 2010

Souvent, ils ne savent pas nager

Sachant que les nouveaux arrivants sont attirés par les activités nautiques même lorsqu’ils ne savent pas nager, la Société de sauvetage de l’Ontario leur parle de sécurité aquatique dans leurs cours d’anglais.

« Vous allez découvrir qu’au Canada, les amis de vos enfants vont vouloir aller nager. Et que lorsque vous les croirez tous au centre commercial, ils seront peut-être à la piscine ou à la plage », explique Barbara Byers, conseillère à la direction de la Société de sauvetage de l’Ontario, lorsqu’elle rencontre des classes d’anglais langue seconde.

Les néo-Canadiens sont très nombreux à participer à des activités aquatiques, ou à prévoir le faire, bien qu’ils soient très nombreux à ne pas savoir nager, selon deux enquêtes commandées par la Société de sauvetage du Canada.

« Cette combinaison nous a convaincus de l’importance de rejoindre les néo-Canadiens pour leur donner de l’information et des ressources », raconte Mme Byers.

  • Une des cinq fiches-conseils distribuées dans des classe d’anglais destinées aux nouveaux arrivants adultes en Ontario, offertes en 10 langues (outre l’anglais et le français).

    IMAGE FOURNIE PAR LA SOCIÉTÉ DE SAUVETAGE DE L’ONTARIO

    Une des cinq fiches-conseils distribuées dans des classe d’anglais destinées aux nouveaux arrivants adultes en Ontario, offertes en 10 langues (outre l’anglais et le français).

  • Une des cinq fiches-conseils distribuées dans des classe d’anglais destinées aux nouveaux arrivants adultes en Ontario, offertes en 10 langues (outre l’anglais et le français).

    IMAGE FOURNIE PAR LA SOCIÉTÉ DE SAUVETAGE DE L’ONTARIO

    Une des cinq fiches-conseils distribuées dans des classe d’anglais destinées aux nouveaux arrivants adultes en Ontario, offertes en 10 langues (outre l’anglais et le français).

  • Une fiche-conseil traduite en français

    IMAGE FOURNIE PAR LA SOCIÉTÉ DE SAUVETAGE DE L’ONTARIO

    Une fiche-conseil traduite en français

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L’organisation ontarienne a produit des fiches-conseils sur cinq thèmes, dont la sécurité en eau froide, les vêtements de flottaison individuels (VFI) et la surveillance des jeunes baigneurs, puis les a fait traduire en 10 langues étrangères, dont l’arabe, le russe, l’hindi, le chinois traditionnel et le chinois simplifié.

« Toutes ces informations étaient nouvelles pour eux », a constaté Mme Byers lors de ses premières présentations à des classes de nouveaux arrivants, à l’été 2019.

Les fiches en langues étrangères sont conçues pour être rapportées à la maison, mais en classe, la présentation est en anglais. En plus d’élargir le vocabulaire, elle « aide à comprendre le rôle de la natation dans la culture canadienne », fait valoir Mme Byers.

Ce programme de proximité à l’intention des résidants néo-canadiens (New Canadian Outreach Program) est désormais fourni à des municipalités et à des organismes (Toronto, Mississauga, Windsor, les YMCA, etc.) pour qu’ils l’offrent à leurs communautés, tout comme la formation Nager pour survivre. La Société de sauvetage ontarienne a aussi fourni du matériel à ses homologues du Nouveau-Brunswick, du Manitoba et de l’Alberta.

Le programme parle de néo-Canadiens et non d’immigrants, et n’est pas fondé sur des caractéristiques ethniques ou raciales, mais sur le temps passé au Canada, souligne Mme Byers.

On voit que les gens arrivés au Canada depuis moins de cinq ans sont plus nombreux à ne pas savoir nager, et qu’avec le temps, beaucoup l’apprennent.

Barbara Byers, conseillère à la direction de la Société de sauvetage de l’Ontario

Près des trois quarts (73 %) des néo-Canadiens de 11 à 14 ans qui savent nager l’ont appris au Canada, a d’ailleurs constaté l’enquête réalisée pour la Société de sauvetage canadienne.

Pas au Québec

« On est pleinement conscients que c’est une réalité qui n’est pas juste ontarienne, mais vraiment canadienne. C’est la même réalité chez nous », a confirmé le directeur général de la Société de sauvetage du Québec, Raynald Hawkins, joint au téléphone alors qu’il était en train de colliger des rapports de noyades au Bureau du coroner. « On le voit bien par les noms de famille… »

Malheureusement, c’est souvent le seul indice. Au Québec comme ailleurs au Canada, l’origine des victimes n’est pas systématiquement mentionnée dans les rapports de coroners, car elle ne fait pas partie des renseignements devant obligatoirement figurer dans les rapports de police. Il n’existe donc pas de données permettant de montrer la proportion exacte de victimes de noyade nées à l’étranger ou de parents originaires de l’étranger.

« Est-ce que la Société de sauvetage pourrait en faire un peu plus pour les néo-Canadiens ? On est en train de regarder », dit néanmoins M. Hawkins.

La sécurité aquatique pourrait figurer dans les présentations faites aux étudiants étrangers par les universités, a-t-il déjà recommandé à un coroner.

Son organisation ne diffuse pas de messages en langues étrangères, mais « on essaie d’être le plus inclusif possible pour que les gens soient capables de se reconnaître ». La plus récente vidéo de la Société québécoise, sur les risques de consommer de l’alcool durant les activités nautiques, inclut des comédiens de minorités visibles.

Le programme Nager pour survivre, où les écoliers inscrits « ne sont pas tous des Tremblay », est une forme d’intégration, plaide aussi M. Hawkins.

« Au nombre de lacs, de cours d’eau et de piscines dans les cours arrière, qui font partie de nos réalités québécoises et canadiennes, cette dimension de sécurité est fondamentale. »

Les données de la première année complète post-pandémie ne sont pas encore disponibles, mais « on devrait avoir de beaux résultats pour 2022-2023 », prévoit le DG de la Société de sauvetage du Québec.

Il salue le fait que Québec subventionne les écoles qui y participent de façon volontaire, mais « ça devrait faire partie du cursus scolaire », estime-t-il.

« Notre rêve, c’est que tous les enfants apprennent à nager. »

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34 %

Sur 59 noyés dont l’origine était connue à l’été 2010, 20 (34 %) étaient nés hors du Canada, signale le Bureau du coroner en chef de l’Ontario. Cette donnée suggère une surreprésentation des néo-Canadiens parmi les victimes de noyade, puisque ceux-ci représentaient alors seulement 25 % de la population ontarienne.

Source : Bureau du coroner en chef de l’Ontario, A Review of All Accidental Drowning Deaths in Ontario From May 1st to September 30th, 2010.