Concerto à six voix d'actrices, Albertine, en cinq temps fait résonner plusieurs cordes dramatiques. L'oeuvre emblématique de Michel Tremblay évoque autant la condition des femmes, le destin d'un peuple que la promesse de jours meilleurs. Créée en 1984 par André Brassard, la pièce fait l'objet d'une nouvelle production dirigée par Lorraine Pintal au Théâtre du Nouveau Monde.

À l'instar de Flaubert affirmant «Madame Bovary, c'est moi!», Michel Tremblay pourrait dire: «Nous sommes tous des enfants d'Albertine!» Avec nos blessures et nos souvenirs (dont «on ne guérit pas»), nos colères et nos rêves, nos regrets et nos espérances, nous avons tous et toutes une part d'Albertine enfouie dans notre âme.

Bien sûr, Albertine appartient à une autre époque (en 2014, la mère de Thérèse et de Marcel aurait 102 ans!). Ce personnage représente l'archétype de la mère québécoise et catholique, du milieu ouvrier d'avant la Révolution tranquille. Un demi-siècle plus tard, les femmes ont acquis des droits; les mères et les familles ont changé, la religion s'est transformée, la culture a évolué, etc.

Mais de quoi parlons-nous au Québec, depuis six mois? De religion, de voile, d'identité et de culture... La rage d'Albertine s'est déplacée sur les réseaux sociaux. Sa révolte se heurte à de nouveaux dogmes, bien concrets, telle une réalité économique qui sacrifie d'emblée ces femmes (et ces hommes) «élevées à se trouver laides».

Il y a des leitmotivs dans le destin d'Albertine. Sa vie oscille entre deux pôles: la désobéissance et l'impuissance. Encore là, les enfants d'Albertine ont-ils tant de choix aujourd'hui? Autre que celui de l'éternel balancier qui les fait osciller entre le printemps des espérances et la grisaille des lendemains amers.

L'horloge du destin

Albertine, en cinq temps met en scène une femme de 70 ans qui, dans sa chambre d'un CHSLD, ressasse ses souvenirs à différentes étapes de sa vie. À 30 ans, Albertine se doute déjà que l'immensité du ciel n'arrivera jamais à contenir sa rage de vivre.

«À mesure qu'avance l'horloge de son destin», écrit-on en quatrième de couverture de la pièce, «son monde se met à tourner à vide. Ses enfants chavirent: Thérèse est assassinée, Marcel sombre dans la folie. Ainsi Albertine survit-elle, à 70 ans, en ayant abandonné la vie, préférant entretenir, dans la polyphonie de ses âges et loin du danger des hommes, un grand malheur tragique au lieu d'un petit bonheur médiocre (comme celui de sa soeur Madeleine).»

Michel Tremblay nous a déjà confié que son personnage vit une maniaco-dépression étalée sur 40 ans. Avec des hauts et des bas tous les 10 ans.

Le destin d'Albertine ressemble étrangement au cheminement d'un peuple. Depuis 50 ans, le Québec alterne aussi entre des périodes euphoriques et dépressives. Historiquement, en remontant à la Conquête, le parcours québécois est jonché d'échecs et de gains sans lendemains. Élections après référendums, après plébiscites, après accords et désaccords.

Allez comprendre. En ce pays, personne ne sait s'il faut célébrer nos victoires... ou pleurer nos défaites. L'inconscient collectif du Québec est déchiré, comme Albertine, entre impuissance et désobéissance.

En 30 ans, le chef-d'oeuvre de Tremblay a fait l'objet de 150 productions dans le monde - dans une douzaine de langues, dont l'hindi, le roumain, le danois et le catalan... Comme quoi l'image d'une «femme vide devant une télévision vide dans une chambre vide qui sent pas bon» se reflète universellement. Pas de doute, le drame et la solitude d'Albertine résonneront longtemps dans les coeurs.

Pour l'instant, dès mardi, le fabuleux parcours de la pièce se poursuit avec la production mise en scène par Lorraine Pintal au TNM, qui met en vedettes six comédiennes: Émilie Bibeau, Eva Daigle, Marie Tifo, Lise Castonguay, Monique Miller - respectivement les Albertine de 30 à 70 ans -, et Lorraine Côté dans le rôle de Madeleine, la confidente qui voit la vie plus en rose.

Une ode au courage des femmes

Contrairement aux autres pièces de Tremblay, celle-ci a une fin ouverte. «La première fois que Michel m'a parlé d'Albertine, en cinq temps, il m'a dit: «Tu sais, c'est une épiphanie», a affirmé Lorraine Pintal en entrevue au Soleil, en janvier dernier, lors de la première à Québec. C'est une pièce écrite pour des femmes, dans l'idée de nous faire redécouvrir notre capacité de survie. C'est un hommage à tout ce que les femmes ont fait depuis des décennies pour trouver leur place. C'est une ode au courage des femmes qui, malgré des moments très noirs, nous donnent espoir en la vie.»

Assurément, le destin d'Albertine va marquer les générations futures. Parce qu'il ressemble à celui de l'humanité. Une humanité lumineuse et frileuse qui vogue dans ce grand navire planétaire, poussé par ses rêves et ses douleurs. À travers les océans et au fil du temps.

Nous sommes tous des enfants d'Albertine.

Cinq fois Albertine

Depuis 1984, 16 grandes actrices québécoises (Macha Limonchik avait remplacé Sylvie Drapeau) ont défendu l'une ou l'autre des Albertine dans trois productions marquantes. Nous en avons réuni cinq. Elles résument, en une phrase, une réplique ou une citation, ce que représente ce rôle pour elles.

Émilie Bibeau, interprète d'Albertine à 30 ans dans la production à l'affiche du TNM

«La réplique qui m'a le plus marquée, quand j'ai entendu Monique Miller à la première lecture, et qui décrit si bien la fatalité d'Albertine: «À quoi ça sert de vivre? On devrait avoir le droit de vivre une deuxième vie, mais on est tellement mal faite... On ferait probablement pas mieux.»»

Élise Guilbault, interprète d'Albertine à 40 ans dans la production dirigée par Martine Beaulne à Espace GO, en 1995

««Une pièce de théâtre, c'est quelqu'un. C'est une voix qui parle, c'est un esprit qui s'éclaire, c'est une conscience qui avertit», disait Victor Hugo. Merci Michel d'avoir permis tout ça!»

Andrée Lachapelle, Interprète d'Albertine à 60 ans dans la production dirigée par Martine Beaulne à Espace GO, en 1995

«Albertine à 60 ans m'a fait vivre la rage et la douleur de vivre la plus profonde.»

Rita Lafontaine, Interprète d'Albertine à 40 ans dans la création de la pièce, en 1984 au CNA, à Ottawa, puis au Rideau Vert

«Quand je me rappelle d'Albertine, j'ai toujours une pensée pour Denise Morelle... et son destin tragique.» [Denise Morelle devait créer Albertine à 50 ans, mais la comédienne a été assassinée en juillet 1984, un mois avant le début des répétitions. Amulette Garneau l'a remplacée.]

Lise Castonguay, interprète d'Albertine à 60 ans dans la production à l'affiche du TNM

««On s'en sacre, des hirondelles!» Cette réplique d'Albertine à 60 ans me renvoie tout droit à Gisèle Schmitt, qui m'avait tant impressionnée à la création de la pièce, en 1984. Voilà qu'aujourd'hui je reprends son rôle! La vie est pleine de surprises! »

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Au Théâtre du Nouveau Monde, du 11 mars au 5 avril; au Centre national des arts, à Ottawa, du 30 avril au 3 mai.