Il y a des pièces intéressantes, charmantes, correctes ou banales. Et puis, il y a les coups de poing au ventre, les moments de grâce, les instants de théâtre qui vont marquer à jamais la mémoire. C'est dans cette dernière catégorie qu'entre Woyzeck de Georg Büchner, adapté par Brigitte Haentjens.

Écrite en 1836 par Büchner, Woyzeck est une des pièces les plus montées et adaptées en Occident: il y a peu, un metteur en scène suisse transposait l'action dans les Caraïbes! La metteure en scène Brigitte Haentjens, elle, a choisi d'adapter le texte - de façon remarquable - en le situant dans un Québec d'avant la Révolution tranquille, avec le vocabulaire, l'accent et les chansons d'ici. De simple soldat qu'il est dans la version originale, le personnage de Franz Woyzeck est devenu un ouvrier, un gagne-petit qui multiplie les «jobines» pour assurer la subsistance de son enfant illégitime et de la mère de l'enfant, Marie, dans un monde qui juge toujours durement les filles-mères, les «bâtards» et ceux qui les acceptent.

 

La pièce commence dès qu'on entre dans la salle, grâce à la saisissante scénographie d'Anick La Bissonnière, qui établit littéralement une passerelle entre la scène et la salle. La scène elle-même est un vaste plateau auquel les comédiens accèdent en montant une «côte». Dans ce monde ponctué par les sirènes de l'usine, Woyzeck (Marc Béland, tout simplement sidérant) est en butte à la condescendance et à l'indifférence féroce de ceux qui l'entourent: le Docteur (Paul Ahmarani, effrayant de cruauté) qui rêve de gloire en menant des recherches inutiles et dont Woyzeck est le pauvre cobaye; le Capitaine (Paul Savoie, d'une suavité exquise), bourgeois bien-pensant et hypocondriaque; Marie elle-même (Évelyne Rompré, excellente) dont le tempérament et la féminité préfèrent les coqs du village au trop bon gars qu'est Woyzeck; le Tambour-major (Sébastien Ricard, extrêmement convaincant), espèce de Survenant qui fait le «frais» en multipliant les jeux de pieds et les oeillades, séducteur vulgaire et fêtard - et dont l'entrée en scène est parmi les scènes inoubliables...

Seul, accablé de fatigue, en proie au délire en raison des expériences qui sont menées sur son corps, constamment humilié par tous, privé de la moindre compassion, Woyzeck est également celui à qui la détente et le sommeil sont refusés. Marc Béland l'incarne avec la force d'une bête de somme qui ne réagit même plus au fouet. Poussé dans ses derniers retranchements, ayant tout perdu, Woyzeck finira par assassiner tout ce qui lui reste d'âme: Marie qui l'a trahi. C'est la violence conjugale comme ultime et terrifiant appel au secours...

Qualité et profondeur

La force de Woyzeck réside dans sa distribution d'une égale et grande qualité, dans la scénographie et dans l'univers sonore, dans le texte lui-même qui mêle intimité et politique, macro et micro, et où certains éléments prennent soudain un tout autre sens (tiré du texte original écrit il y a plus de 170 ans, il est question du Oui et du Non!). Elle est aussi dans la profondeur enfin donnée au personnage de Marie, dans l'utilisation des corps, de la course, de la danse (de la gigue!), des chansons québécoises (Dubois, Plamondon, Vigneault...) qui créent un heureux anachronisme nous rapprochant encore plus de ce qui se vit sous nos yeux.

Mais le plus inoubliable, le plus marquant, dans cette pièce de près de deux heures sans entracte, c'est le travail titanesque et courageux de Brigitte Haentjens, afin que la pièce de Büchner nous parle véritablement et, surtout, nous donne la pleine mesure de ce que l'aliénation - c'est-à-dire le fait d'être dépossédé de soi par les conditions de travail, le pouvoir, l'argent, la religion - peut faire, aujourd'hui comme hier, à des êtres humains. Alors même que la société est en proie à une profonde crise et à la tentation de sacrifier l'humain au profit, le Woyzeck de Haentjens est indispensable. Et beau. Et inoubliable.

Woyzeck de Büchner, adapté par Brigitte Haentjens, à l'Usine C jusqu'au 4 avril.