Plus de 170 artistes et artisans de la musique appellent les lauréats qui monteront sur scène dimanche soir lors du Gala de l’ADISQ à faire preuve de solidarité dans leur discours afin qu’ils portent la voix des autoproducteurs. Ces créateurs financent et gèrent eux-mêmes leurs enregistrements musicaux en dehors du réseau de maisons de disques. L’ADISQ n’a pas tardé à réagir, exhortant les acteurs du milieu à s’unir. « Les enjeux que vit l’industrie sont tellement plus grands que nous », dit Eve Paré, directrice générale de l’ADISQ, en entrevue avec La Presse. « En se divisant, on s’affaiblit. »

Dans une lettre adressée aux nommés, les signataires déplorent que les membres de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) qui ont choisi l’autoproduction soient tenus à l’écart du conseil d’administration et privés de vote lors des assemblées générales.

« Avec le Gala, on célèbre le monde de la production, mais on tasse l’autoproduction alors qu’elle est rendue largement majoritaire », explique en entrevue avec La Presse Guillaume Déziel, ancien agent de Misteur Valaire et l’un des instigateurs de la missive. « Il y a un malaise ambiant ; il y a une réalité qui a changé, mais le système par lequel on gouverne ne tient pas compte de cette réalité-là. C’est problématique. »

La situation actuelle « permet de maintenir un modèle industriel canalisant une grande partie de notre argent public d’abord vers ses membres producteurs et non vers des artistes qui crèvent de faim », avertissent notamment les artistes signataires Daniel Boucher, Pierre-Philippe Côté (Pilou), Safia Nolin, Alexe Gaudreault, Sébastien Fréchette (Biz), Stefie Shock, Catherine Major, Joe Bocan, Steve Hill, Luis Clavis, Chloé Sainte-Marie et Philémon Cimon.

La présidente de l’Union des artistes, Tania Kontoyanni, son vice-président, Pierre-Luc Brillant, et l’ex-ministre de la Culture et des Communications Christine St-Pierre joignent aussi leurs voix.

« La mission même de l’ADISQ, c’est de représenter les entreprises, rappelle Eve Paré en réaction à la sortie de samedi. Si on se retrouve à représenter les artistes individuellement, on s’éloigne de notre mission. Pour ça, il y a des associations d’artistes. Maintenant, il y a un dialogue possible. Depuis que je suis en poste, il y a deux ans, la main a toujours été tendue. »

L’ADISQ, dans un courriel transmis à La Presse, précise qu’elle a toujours accueilli dans ses rangs des autoproducteurs. « Les privilèges liés au droit de vote à l’assemblée et la possibilité de briguer un siège au conseil sont possibles dès lors que deux autres artistes sont représentés par l’autoproducteur. »

Au Québec, plus de 80 % des producteurs seraient des artistes-entrepreneurs, selon M. Déziel, qui cite un rapport de la Société de gestion collective des droits des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes pour 2019-2020.

La lettre ouverte, publiée sous le titre « Le tapis rouge de l’asservissement » dans Le Devoir samedi et consultée par La Presse jeudi dernier, se veut un appel à l’action de la part des lauréats qui empoigneront une statuette dorée ce dimanche soir. « Si tu as la chance de te retrouver face à un micro nostalgique de prise de parole, n’hésite pas à revendiquer devant un million de téléspectateurs que les artistes-entrepreneurs membres de l’ADISQ devraient, eux aussi, avoir le droit de voter et de gouverner pour prendre part à la destinée de notre industrie musicale. »

L’ADISQ craint-elle des coups d’éclat dimanche ? « Je souhaite pour les artistes en performance et les nommés que les célébrations se fassent le plus sereinement possible pour que tout le monde puisse bénéficier de cette visibilité-là, indique au téléphone la directrice générale, Eve Paré. En même temps, on vit avec les risques d’une production en direct. »

Une « mainmise de l’ADISQ » ?

La missive souligne que deux administrateurs de l’ADISQ – qui reçoivent des subventions – sont aussi membres du conseil d’administration de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) – qui accorde ces mêmes subventions. Aucun artiste autoproducteur en musique n’y siège. Les décideurs « s’assurent ainsi que les producteurs demeurent d’incontournables intermédiaires entre toi et le public ; que, sans eux, tu ne puisses pas avoir accès aux subventions destinées à l’accélération de ta carrière », peut-on lire.

En raison de la « mainmise de l’ADISQ sur une bonne part des subventions de l’État », les artistes sont souvent contraints de signer avec un producteur « reconnu » et d’abandonner de « précieux droits », déplorent en outre les signataires.

Il s’agit d’un raccourci, selon Eve Paré, de l’ADISQ. « Le conseil d’administration de la SODEC va gérer l’organisation ; les budgets, les états financiers, un rôle de gouvernance, etc. C’est une gouvernance classique encadrée par une loi. Penser que deux individus autour de la table ont la capacité de déterminer les modalités des subventions, c’est mal comprendre le rôle d’un conseil d’administration. »

« Pouvoir choisir »

En entrevue avec La Presse, Dominique Lebeau, qui autoproduit ses albums solos sous le nom de domlebo depuis son départ des Cowboys Fringants en 2007, souligne à regret que David Bussières, porte-parole du Regroupement des artisans de la musique, soit le seul artiste – et autoproducteur – parmi les 16 membres de la Commission de la musique et du spectacle de la SODEC. Les commissions doivent être consultées pour tout projet de programme d’aide financière dans leur domaine.

Il faut dire aux artistes : « Attention, tu joues une game plate pour les gens qui travaillent dans l’industrie. » Peut-être qu’on devrait être mieux représentés et avoir plus d’espace si on veut collaborer avec ces gens-là…

Dominique Lebeau

La SODEC a récemment réservé une enveloppe d’aide d’un million par année aux autoproducteurs, mais ceux-ci doivent être « incorporés » pour en bénéficier, ce qui disqualifie environ quatre artistes-entrepreneurs sur cinq.

Guillaume Déziel insiste : il n’est pas question de faire la guerre à la SODEC ou à l’ADISQ. « L’objectif, c’est que les deux univers, la production et l’autoproduction, puissent cohabiter. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Sébastien Fréchette, alias Biz

L’auteur et rappeur Biz, qui a apposé son nom au bas de la lettre, rappelle que le premier album de Loco Locass, Manifestif, ainsi que tous ses spectacles étaient autoproduits. « De plus en plus, les artistes se rendent comptent qu’ils font le gâteau, mais qu’ils n’ont pas la plus grosse pointe. »

Sébastien Fréchette, de son vrai nom, assure que Loco Locass a été bien servi par Audiogram, mais il précise que « ce ne sont pas toutes les maisons de disques qui ont cette éthique et cette qualité-là », d’où l’envie de se montrer solidaire envers les autoproducteurs. « Et à un moment donné, tu te demandes : veux-tu être matelot dans un paquebot ou capitaine de ta barque ? »

La démocratisation des moyens de production a induit une prise de pouvoir, observe-t-il : « J’ai le droit d’exister, j’ai le droit d’être reconnu, j’ai le droit d’avoir des subventions. »

Dans la situation actuelle, « c’est comme si on organisait une table sur le marché du travail avec les employeurs et les salariés, mais en excluant les travailleurs autonomes », illustre-t-il.

« Quand on négocie les ententes collectives, on représente la partie « employeurs », en face des associations d’artistes, rétorque Eve Paré, de l’ADISQ. De quel côté de la table se trouve l’artiste-entrepreneur ? Du côté de l’UDA [Union des artistes], ce qui a été le cas jusqu’à présent, ou du côté de l’ADISQ comme producteur ? Ça pose certains défis. »

Des écueils sur la route

L’autrice-interprète Joe Bocan, jointe par La Presse, explique avoir connu toutes les embûches de l’autoproduction et de la coproduction, notamment lorsqu’elle préparait un album pour enfants. « Ils trouvaient toujours une bonne raison pour ne pas le subventionner. J’ai dû tout faire moi-même avec zéro sou. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Joe Bocan

Selon elle, le musellement des autoproducteurs dans la gouvernance de l’ADISQ est un symptôme d’iniquités structurelles beaucoup plus larges dans l’industrie de la musique. « Il y a un immense travail à faire, tout le mécanisme est à changer », dit-elle.

Ce texte en ligne initialement intitulé « Des artistes n’ont pas le cœur à la fête » a été modifié à la suite des réactions de l’ADISQ à la lettre ouverte obtenue sous embargo.