Dimanche, son interprétation de Dance Me to the End of Love aura été le point d’orgue d’une soirée bénie. Retour sur le plus récent passage à Montréal de Bob Dylan qui, contrairement à ses mauvaises habitudes, n’a pas déçu.

En octobre 2016, au lendemain de l’annonce de la remise du prix Nobel de littérature à Bob Dylan, Leonard Cohen déclarait que de lui décerner cette immense distinction équivalait à « épingler une médaille sur le mont Everest parce qu’elle est la plus haute montagne. » Le poète avait manifestement le chic pour les compliments.

Dimanche soir, à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, Bob Dylan rendait la pareille à son défunt camarade en offrant à Montréal, en fin de programme, une version inspirée, pour ne pas dire passionnée, de Dance Me to the End of Love.

« Ce sont bien plus que des chansons. Ce sont des prières », a un jour dit Dylan au sujet de l’œuvre de Cohen. Et cette observation s’était rarement autant vérifiée que dimanche. Même s’il l’interprétait pour la première fois, son groupe semblait y avoir consacré le nombre d’heures de répétition nécessaires au cours des derniers jours.

Vous ne verrez cependant aucune image sur les médias sociaux de cet hommage à Cohen, les spectateurs d’un concert de Bob Dylan étant contraint de déposer leur téléphone, dès le passage des portes, dans une petite pochette verrouillée. Les photographes de presse n’avaient pas davantage accès à l’évènement.

En voix

Avant d’être émus par cette reprise surprise, les spectateurs, qui faisaient salle comble à Wilfrid-Pelletier, passaient déjà un moment béni. S’il a souvent déçu au cours des dernières années avec des réarrangements qui ressemblaient davantage à des séances de démembrement que de mise à jour, Dylan semblait heureux d’être parmi nous, dans la mesure où il est capable d’enthousiasme, gratifiant même son public d’un « merci beaucoup » en français.

Après quelques chansons durant lesquelles la voix de l’icône cherchait ses marques, la soirée a trouvé la voie de la grâce avec When I Paint My Masterpiece, quatrième pièce au programme, dans une version amorcée seule au piano, avant que ses musiciens le rejoignent en mode country-blues. Presque tous les morceaux s’étaient vus appliquer une couche de blues, un peu comme si, en vieillissant, Monsieur Zimmerman revenait aux racines des musiques qu’il pétrit depuis plus de 60 ans.

Sa relecture à rallonges d’I’ll Be Your Baby Tonight épousait un semblable canevas : après une intro presque soul, le mordant rock de la guitare de Doug Lancio prendrait le dessus, pour se terminer dans l’apothéose d’un gros blues sale. À certains moments, il fallait bien conclure que Dylan chantait non seulement correctement, mais qu’il était en voix.

Assis derrière son piano demi-queue, l’octogénaire prolongeait ses interprétations selon ce que son cœur lui dictait, ses cinq musiciens, installés autour de lui en demi-cercle, décrochant rarement leur regard de ses mains. Les conclusions, souvent précipitées, sonnaient parfois comme des accidents de voiture.

Puis pour Black Rider, Dylan s’est déplié le corps et a enfilé son chapeau blanc, comme pour mieux affronter la faucheuse qui rôde dans ce voyage au bout de la mort, tiré de son plus récent album Rough and Rowdy Ways (2020). L’auteur-compositeur en a retenu dimanche neuf des dix titres, auxquels il a conjugué autant de chansons puisées un peu partout dans son catalogue (Most Likely You Go Your Way (and I’ll Go Mine), To Be Alone With You, Gotta Serve Somebody), bien que peu de hits à proprement parler.

Moment inoubliable

Son interprétation sentie de Dance Me to the End of Love demeurera néanmoins le moment le plus inoubliable de cette superbe soirée, moment à la fin duquel l’ensemble de la foule, où se côtoyaient les vingtenaires et les gens de la même génération que l’artiste à l’affiche, s’est levé.

Un spectacle de Bob Dylan est le rare évènement où vous pouvez croiser à la fois le lauréat 2021 du Félix de l’album country de l’année, Alex Burger, le ministre des Transports du Canada, l’Honorable Pablo Rodriguez, ainsi qu’un certain chroniqueur de La Presse selon qui His Bobness n’est rien de moins que Dieu le Père.

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Ce n’est cependant pas la première fois que Dylan reprenait du Cohen à Montréal : le 8 juillet 1988, il jouait Hallelujah au Forum, bien avant que John Cale et Jeff Buckley en signent leur historique version respective, et bien avant qu’à peu près tous les chanteurs de la planète s’investissent de la mission de faire outrage au chef-d’œuvre du Montréalais.

Ses cinq musiciens et lui ont d’ailleurs l’habitude, durant cette tournée, de proposer des reprises propres aux villes où ils s’arrêtent : à Saint-Louis, c’était du Chuck Berry, à Chicago, du Muddy Waters, à Indianapolis, du John Mellencamp et à Cincinnati, South of Cincinnati (!) de Dwight Yoakam. À 82 ans, l’homme se plaît manifestement toujours autant à surgir là où on ne l’attend pas.

Bob Dylan a brièvement dégainé son harmonica durant la solennelle Every Grain of Sand. C’était déjà la fin. Pendant que nous l’applaudissions, la légende vivante s’est avancé lentement au bord la scène, pour s’agripper quelques instants à un pied de micro qui semblait avoir été posé là qu’afin de lui permettre de se tenir debout. Puis toutes les lumières se sont éteintes. Il n’y aurait pas de rappel, ailleurs que dans nos souvenirs.