Regarder le monde tel qu’il est, sans sombrer dans le désespoir. Aller vers l’autre avec ce que ça comporte de risque, en acceptant ses propres failles. C’est sur ce mince fil que marche Émile Proulx-Cloutier dans Ma main au feu, œuvre dense et riche en forme d’engagement.

Près de sept années se sont écoulées depuis son précédent album, Marée haute. « Ça fait longtemps, alors j’avais envie d’une offrande généreuse », dit celui qui mène en parallèle, et avec succès, une carrière de comédien et de metteur en scène.

Depuis 2017, il y a eu entre autres une pandémie mondiale, la création du brillant documentaire scénique Pas perdus avec sa conjointe Anaïs Barbeau-Lavalette, le rôle détestable et délicat de François dans Avant le crash, et une tournée solo qui, raconte l’artiste de 41 ans, l’a beaucoup libéré comme pianiste et interprète.

« Cette liberté, je voulais qu’elle se transpose en studio. » C’est ce qui l’a mené à cet album qui dure une heure et demie et compte 22 pièces, dont 5 instrumentales, et qui est séparé en trois actes dont chacun a une « teinte dominante ».

C’est le résultat des dernières années d’écriture. La réponse à la question “Comment vas-tu, où en es-tu ?”, elle est là.

Émile Proulx-Cloutier

Et comment va-t-il ? « Pas pire ! Écoute ça, tu vas le savoir », nous dit-il.

Sur Ma main au feu, on a donc dans les oreilles « le Émile de maintenant, post-pandémique, aux multiples projets exigeants ». Dans la première partie, on retrouve celui de l’appel au collectif. Dans la deuxième, celui qui est fâché en regardant ce qui ne tourne pas rond, mais aussi plus drôle. Et dans la dernière, celui qui revient vers l’intime, plus caressant et enveloppant.

Extrait de Besoin de bras, d’Émile Proulx-Cloutier
0:00
 
0:00
 

« C’est un tout, un dialogue d’une partie à l’autre : le Besoin de bras du début va aboutir avec Ta peau à la fin. Mais chacune des parties est une expérience d’écoute, pour que les gens puissent choisir leur porte d’entrée selon leur envie du moment. »

Émile Proulx-Cloutier a voulu un album avec plus de tendresse et de joie, qu’on entend dans les cuivres, les chœurs et la réalisation pleine de nuances de Guido Del Fabbro. Un album qui fait sonner la langue aussi : le titre évoque d’ailleurs pour lui l’idée de « tordre le métal des mots », dans lesquels il mord et qu’il prononce parfaitement.

Extrait de L’horizon, d’Émile Proulx-Cloutier
0:00
 
0:00
 

« J’écris des chansons parfois juste pour l’alliage des mots. Mon premier instrument, c’est la batterie, le travail percussif des syllabes, il compte, même quand ce n’est pas un slam. »

Pousser à la roue

C’est au fil de l’écriture, en voyant se dessiner plusieurs fois l’image de la main et du feu, que le titre lui est apparu, avec ce que ça implique de puissance et de fragilité. « Il y a cette notion de risque, d’aller vers l’autre. » De se mouiller ? « Oui, quitte à se brûler. Il y a aussi quelque chose d’avoir la main au travail dans cette image, de mettre l’épaule à la roue. »

L’expression « mettre sa main au feu » signifie aussi être convaincu de quelque chose. Il opine : il y a ici une forme de « serment ». « Je serai toujours quelqu’un qui doute, mais c’est plus viscéral, plus campé. »

Ma main au feu est un appel non équivoque au dialogue, à la nuance et à l’écoute, à nommer ce qu’il y a de confrontant tout en étant capable d’être fraternel. Soyons claire : Émile Proulx-Cloutier ressent et traduit le monde d’aujourd’hui avec une rare acuité. « Je suis profondément ravi que tu me dises ça. Mais ça fait un peu partie de notre job, d’être des tambours. » C’est le cœur de sa démarche, qu’il veut honnête et sans complaisance.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Émile Proulx-Cloutier

On peut être jaloux des époques précédentes où on pouvait chanter la liberté, le bonheur, le pays, les grandes évidences jouissives. Là, juste chanter les lendemains qui chantent, on ne le sentirait pas. Mais il faut quand même être en mesure de chanter aujourd’hui.

Émile Proulx-Cloutier

Parler d’espoir sans être naïf, quoi, d’une manière qui ait « les deux pieds sur terre, consciente des douleurs que les humains, et que notre planète, traversent ». Mais avec une pulsion de vie à la fin, et une petite flamme qui brûle pour éclairer le chemin.

Extrait de La saison des tremblements, d’Émile Proulx-Cloutier
0:00
 
0:00
 

Échange

Émile Proulx-Cloutier a lancé son premier album, Aimer les monstres, en 2013. Après Marée haute en 2017, il savait déjà qu’il y en aurait un troisième, à cause de ce qui avait commencé à s’ouvrir. Des mélodies, des riffs, des thèmes qui couvaient depuis longtemps ont pu éclore. Mais de plus en plus, tous ses « chantiers » artistiques se répondent et se nourrissent.

Son travail sur le documentaire scénique Pas perdus, dont le succès ne se dément pas et qui le ravit – il sera repris en juin à Québec, et en 2025 chez Duceppe –, a beaucoup influencé sa façon d’écrire des chansons, et vice-versa. C’est qu’à partir de la « masse sonore » de la centaine d’heures d’entrevues réalisées par Anaïs Barbeau-Lavalette, il a conçu une trame narrative qui devait dépasser l’anecdote. « C’était ça, tout le travail : tirer de la poésie des gens. »

Il a abordé l’écriture des chansons de la même manière : moins en racontant des histoires, comme avant, qu’en « encapsulant le réel » en quatre minutes. « Pour que ça puisse exister entre les lignes, que la personne puisse se faire un petit film dans sa tête. »

Extrait de Burn out, d’Émile Proulx-Cloutier
0:00
 
0:00
 

Autre exemple : c’est grâce au lâcher-prise que lui a apporté la musique qu’il a réussi à plonger en lui pour jouer le François d’Avant le crash.

Ça prend une forme de détente pour arriver à se laisser aller, à jouer ce désespoir, ou cette folie, ou cette arrogance. Je le savais, mais il faut que ton corps l’expérimente.

Émile Proulx-Cloutier, à propos de son personnage dans Avant le crash

En retour, c’est en partie le propos de la série sur la performance au travail qui a alimenté la réflexion derrière la chanson Burn out.

Émile Proulx-Cloutier souhaite que son album fasse du bien aux gens qui plongeront dedans. Une tournée suivra, en version plus intime, mais aussi en version symphonique à Montréal et à Québec. Il rêve aussi de jouer à l’extérieur, pendant les festivals, et de faire danser les gens.

« La vérité, en francophone, c’est que les chansons vivent davantage sur scène. » Plusieurs de celles qui sont sur l’album ont même vécu avant d’être enregistrées, lors de sa tournée solo qui a duré de 2021 à 2023. Il raconte que pour Les opinions tranchées, il a vraiment senti que son propos sur la mise à mal de la parole publique avait une résonance directe chez les gens.

Extrait des Opinions tranchées, d’Émile Proulx-Cloutier
0:00
 
0:00
 

« Je crois encore au pouvoir de la poésie, de la musique et des arts vivants quand on en prend soin, quand on façonne les mots, pour faire faire vibrer l’état du présent. Si quelqu’un donne l’impression de parler des tourments de son époque, et des abîmes intérieurs, c’est un premier pas vers la guérison. »

Ma main au feu, Actes I, II et III

Chanson

Ma main au feu, Actes I, II et III

Émile Proulx-Cloutier

La Tribu