C’est à s’y méprendre : sur la chanson Heart on My Sleeve, les voix de Drake et The Weeknd se répondent sur un air hip-hop. On pourrait facilement croire à une réelle collaboration entre les deux vedettes canadiennes. Mais voilà, le morceau, rapidement devenu viral, a été créé de toutes pièces par l’intelligence artificielle (IA). Décryptage d’un phénomène qui risque de changer à jamais l’industrie de la musique.

Une collaboration de Drake et The Weeknd… sans Drake et The Weeknd

Ni Drake ni The Weeknd ne rappe ou ne chante vraiment sur Heart on My Sleeve, parue vendredi dernier. Kanye West n’a pas vraiment sorti de chanson sur laquelle il rappe tous ses regrets par rapport à ses récents écarts de conduite. Rihanna n’a pas enregistré sa version de Cuff It de Beyoncé. Michael Jackson n’a pas non plus chanté d’outre-tombe pour reprendre la pièce Die for You de The Weeknd. Pourtant, ces chansons existent toutes. Et toutes ont été générées par l’intelligence artificielle. « On a vu l’utilisation de l’IA se développer pour les œuvres visuelles. Maintenant, ça se fait en musique », note Abhishek Gupta, fondateur et chercheur principal de l’Institut d’éthique en intelligence artificielle de Montréal. Le plus récent cas, celui de Drake et The Weeknd, est particulièrement élaboré : on a affaire ici à une chanson complète de plus de deux minutes, inventée pour concorder avec le style de musique des deux artistes. Si une oreille affûtée peut détecter quelques bémols pouvant faire douter de l’authenticité de la chanson, la plupart des gens, s’ils n’étaient pas prévenus, auraient toutes les raisons de croire que les deux artistes de Toronto ont décidé d’unir de nouveau leurs forces pour sortir un succès juste à temps pour l’été. Au moment où ces lignes étaient écrites, la vidéo TikTok de Heart on My Sleeve avait été vue plus de 9 millions de fois (elle a été supprimée plus tard en soirée), la version longue sur YouTube avait été visionnée près de 200 000 fois et la pièce totalisait 250 000 écoutes sur Spotify.

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Une chanson d’un mystérieux internaute

L’internaute qui a utilisé l’intelligence artificielle pour faire cette chanson n’a jamais tenté de la faire passer pour un vrai morceau de Drake et The Weeknd. La première vidéo diffusant la chanson, sur TikTok, montre celui qui se fait appeler « ghostwriter », vêtu d’un drap et de lunettes de soleil pour préserver son identité. Le texte dit simplement : « J’ai utilisé l’IA pour faire une chanson de Drake en collaboration avec The Weeknd. » Puisqu’il ne prétend pas que cette chanson est une véritable pièce des deux artistes, il se protège ainsi d’éventuelles poursuites, mais pas de toutes. « C’est important et c’est la prérogative des artistes de porter plainte, car ils ont un droit sur l’utilisation de leur voix, explique Abhishek Gupta. C’est une des choses, en tant qu’artiste, qui les définissent et les identifient. Il y a une base morale et une base légale pour poursuivre. » Depuis la sortie de la chanson Heart on My Sleeve vendredi, de nombreux internautes ont formulé des hypothèses sur sa provenance. Pour beaucoup, il s’agirait d’un coup de publicité des deux artistes. Le doute persiste pour certains admirateurs. Et là est bien le problème. « Il y avait une fine ligne entre ce qui est généré par l’IA et ce qui est fait par l’humain, mais cette ligne n’existe plus, commente Abhishek Gupta. L’habilité à reproduire est tellement avancée que même les experts sont [confondus]. » Drake et The Weeknd n’ont pas commenté la parution de cette « nouvelle » chanson, retirée lundi soir des plateformes de musique en continu.

Explications : reproduire une voix et un style de musique

Le deepfake, soit le trucage permettant de créer de fausses vidéos ou de reproduire des voix par l’intelligence artificielle, pose de nombreux soucis éthiques depuis nombre d’années. « L’IA détecte les schémas qui caractérisent une voix, selon des marqueurs comme le ton, le débit, le vocabulaire utilisé. La machine les trouve et les reproduit », explique Abhishek Gupta. En téléchargeant de la musique des artistes souhaités, on permet aux robots d’IA de mémoriser leur voix et leur style de musique. Des algorithmes permettent ensuite d’utiliser ces informations pour créer de nouvelles versions de chansons existantes ou en fabriquer de toutes pièces.

Pour ou contre l’IA en musique ?

Les commentaires d’internautes saluant la qualité de Heart on My Sleeve ou affirmant même que la chanson est mieux que ce qu’auraient pu faire Drake et The Weeknd sont nombreux. « C’est le début de la fin pour l’industrie de la musique », a écrit un internaute sur Reddit, faisant écho à l’inquiétude de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux. Alors, que se passerait-il si les créations de l’IA se multipliaient, offrant sur les plateformes des chansons fabriquées par des robots au même titre que des morceaux de vrais musiciens ? Pour Abhishek Gupta, même si les artistes comme Drake ont raison d’être en colère de voir des répliques de leur voix utilisées sans leur consentement, ce sont surtout les plus petits musiciens qui risquent de payer le prix fort. « Ceux qui travaillent sous contrat, qui comptent sur leurs commissions, pourraient voir leur travail remplacé par l’IA, parce que ça coûtera moins cher », indique-t-il, citant par exemple ceux qui produisent des bandes sonores pour des vidéos ou des bandes-annonces. Pour certains – mais ils sont plus rares à le dire publiquement –, l’IA peut être positive. « L’intelligence artificielle est le futur de la musique », a récemment déclaré le DJ français David Guetta1, qui avait utilisé l’IA pour ajouter un faux couplet d’Eminem dans une de ses chansons. Abhishek Gupta croit lui aussi qu’une partie de cette technologie pourra être bénéfique à l’industrie : « Ça pourra éventuellement donner des idées, des sons, proposer des choses qu’on n’imagine pas encore qui pourraient inspirer les artistes », envisage-t-il.

Protéger les artistes

Certains craignent pour la « vraie » musique et les « vraies » compositions. Pour Abhishek Gupta, il faut garder en tête que la société aime généralement se tourner vers ce qui est fait par l’humain plutôt que par la machine. « Pour la même raison qu’on achète du chocolat artisanal ou qu’on encourage nos artistes locaux », on ne sera pas nécessairement portés à préférer la musique générée par l’IA, croit-il. Rappelons qu’un groupe d’acteurs de l’industrie musicale a lancé la campagne Human Artistry dans le but de protéger les artistes face à la montée de l’IA et à ses possibles dérives, en créant une liste de principes à respecter au moment d’inclure la technologie dans la création artistique, et que le label américain Universal – qui détient notamment le catalogue musical de Drake – a récemment demandé à Apple Music et à Spotify de protéger son catalogue contre les entreprises se servant de l’intelligence artificielle. Abhishek Gupta annonce qu’il faudra maintenant apprendre à vivre avec l’IA dans la musique. « Le génie est sorti de la bouteille, il n’y a plus de retour en arrière possible. »

1. Lisez l’article du Variety sur David Guetta (en anglais)