Le « mont du calvaire », le « lieu du crâne » ou « Golgotha » viennent du grec ancien et de l'araméen. Dans son septième recueil, Benoit Jutras fouille les tombes, les caveaux, les grottes. C'est sombre, mais beau. Le poète célèbre la langue où se cachent de singuliers aveux.

Benoit Jutras est un artisan qui travaille avec les mains. Un forgeron-ferblantier-joaillier. Un Vulcain frappant sans relâche les mots pour en extirper la foudre. Vulcain, c'est aussi un dieu, une fusée, un peuple de la série télévisée Star Trek, un papillon, un groupe heavy metal, un groupe spéléologique, un poète.

Benoit Jutras a sculpté Golgotha pendant quatre ans. Ce recueil imposant et tentaculaire multiplie les voix. Le poète n'écrit pas des instantanés, mais des plans-séquences avec profondeur de champ qu'on peut redécouvrir à chaque lecture. 

« On est entouré de messages immédiatement compréhensibles et c'est nous prendre pour des esclaves dans notre rapport au langage. C'est réducteur. Pourquoi la langue ne pourrait pas, comme les couleurs et la matière, devenir quelque chose qui va à l'encontre des fonctions premières du langage, c'est-à-dire communiquer ? », demande-t-il. 

« Un poème ne communique rien, poursuit-il. Il offre des couleurs, des formes et un coefficient de mystère qui nous fait prendre un pas de recul en disant : oh, c'est ma langue, ça ! »

UN JEU TRANSPARENT

Soyez surpris, étonné, curieux parce qu'écrire, que ce soit en fiction ou en poésie, exige du travail, de la relecture, de la rerelecture. C'est aussi un jeu. Non pas de mystification, de poudre aux yeux ou d'exercice de style. Plutôt de clarté, sans les évidences.

« J'essaie d'avoir constamment une aura d'aveu dans mes textes, une aura de transparence humaine avec le "je" ou celui des personnages. Un poème représente un équilibre entre le mystère et la clarté. Les phrases doivent rester claires dans leur construction et garder le contact avec le lecteur. » 

Complaisance, non merci. « Est-ce que cette chose-là mérite d'être lue ? demande-t-il. Est-ce que c'est si important que ça pour les autres ? Est-ce qu'on l'a déjà dit ? Tout a été dit. Ce n'est pas le quoi qui est important, c'est le comment. La forme, la façon, l'angle. »

« Je ne suis pas un poète de la contemplation ou du regard. De façon très humble, je suis davantage un poète de la langue. J'aime prendre les mots comme de la matière qui peut se plier, se briser. Comme un plasticien ou un artiste visuel. »

- Benoit Jutras

Benoit Jutras est un écrivain de l'immanence, de l'intériorité. Même si son verbe semble nous transporter ailleurs, loin parfois, il finit toujours par nous ramener au « ventre à malices ».

« Cet espace-là est très risqué parce que tout le monde y va. Plusieurs trucs qui ponctuent mes livres, en allant chercher dans la mythologie ou l'imagerie judéo-chrétienne, contiennent une vérité qui fait mal. Quand ça fait mal, on ne peut pas penser en ligne droite. C'est pour ça que mes poèmes sont croches. » 

INVOCATIONS CÉLESTES

Et la question de Dieu si présente dans son écriture depuis les tout premiers débuts ? Les bras de Benoit Jutras répondent en langues anciennes. Sa poésie invoque les anges, les divinités et les démons. Dans ses livres, il se confie sans confessionnal et sans prêtre. Il est le seul célébrant. 

« Dieu est un vieil objet de fascination. J'aime l'idée de l'absolu. La religion est un magnifique réseau d'images. J'ai été élevé dans un milieu catholique, mais je suis agnostique. C'est un terreau riche. On mange le corps du Christ et on boit son sang. Je passerais ma vie à m'intéresser à ces choses-là et je n'en ferais jamais le tour. » 

L'absolu, oui, mais pas absolument. Dans les moments les plus durs, celui qui souffre, et qui fait malgré tout abstraction de son ego postmoderne occidental, ne fait que se tourner vers ce qui le dépasse.

« Comme disait Beckett : "Quand on est dans la merde jusqu'au cou, il ne nous reste plus qu'à chanter." »

- Benoit Jutras

« Il y a un rapport érotique au langage. C'est une relation plus instinctive qu'intellectuelle qui me mène dans le travail de chaque texte. Un texte trop linéaire ne rend pas justice à ce qu'un texte devrait être selon ce que moi, j'exige du poème. »

Pour le poète, il n'est pas question de s'exposer, mais de nommer ce qui voudrait, peut-être, se taire.

« Dans Star Trek, on disait "l'espace est la dernière frontière". Non, la frontière la plus éloignée n'est pas celle de l'espace, celle qu'on doit explorer est celle de l'intérieur. L'absolu est là. Je ne suis pas un mystique. Si je me heurtais à une abstraction comme le temps, il faudrait que je puisse le rendre organique. »

ESPRIT LUDIQUE

Benoit Jutras aime jouer. Dans Golgotha, il est tantôt homme, tantôt femme, Ibsen, DeLillo ou Beuys. Un inconnu, un être imaginaire. 

« Si je ne me surprends pas, ça ne vaut pas la peine. Si on ne se sent pas comme un enfant qui, seul avec ses figurines, n'est pas dans une effervescence, un élan, et ne sait pas ce qui va arriver après, ça donne quoi de jouer ? J'aime l'idée de l'écriture qui ressemblerait à une improvisation théâtrale même si on rature comme des fous. »

C'est sans doute ainsi que le poète « protège sa faiblesse et l'épingle entre les mondes ». Comme un ébéniste prend soin de son bois, protège et nettoie ses outils. 

L'un des « personnages » principaux de Golgotha est le loup : à la fois masque de théâtre, animal de groupe ou solitaire, bête qui crie, ombre qui passe inaperçue. Mais le poète n'est pas dangereux. « J'ai une très grande violence contenue en moi, c'est clair. Sauf que j'ai une grande retenue. » 

À lire Benoit Jutras, le sentir, le goûter, l'entendre, on sent quelque chose comme une tessiture d'une « impatience élégante ».

EXTRAIT

« Chaque jour, notre mal rit des légendes. Nous dormons dans les fontaines et les poings d'enfant. Nos amours sont faites de métaux pliés, de rations volées. Nous refusons le blanc de nos yeux. Nous avançons à genoux dans la chair, nous lançons des briques dans la chair. "Partir, foi, maman" : chaque jour nous répétons des sottises. À nos ombres géantes, nous donnons l'eau de nos corps. Nous parlons pour être seuls. »

BIBLIOGRAPHIE

Nous serons sans voix, Les Herbes rouges (2002)

L'étang noir, Les Herbes rouges (2005)

L'année de la mule, Les Herbes rouges (2007)

Verchiel, Les Herbes rouges (2011)

Cour des miracles, J'ai vu, collection L'image amie (2013) 

Outrenuit, Les Herbes rouges (2014)

Golgotha, Les Herbes rouges (2018)

Image fournie par Les herbes rouges

Golgotha

Benoit Jutras vu par...

Charles Quimper

Auteur du roman Marée montante (Alto) et du recueil de poésie Tout explose (Le lézard amoureux)

« Quand j'écrivais Marée montante, quelqu'un m'a dit : "Tu devrais lire du Benoit Jutras, ça va t'aider." J'ai acheté son premier livre, Nous serons sans voix, et il m'a fait tomber en bas de ma chaise. Quand j'étais bloqué en écrivant Marée montante, je lisais ses phrases et des scènes me venaient à l'esprit. Le lire me rend comme un animal émotif fou qui reçoit assez de jus pour écrire. Maintenant, j'ai peur d'en lire parce que c'est trop fort. Ses images me dépassent complètement. Il met des mots sur des sentiments intimes que j'ai. »

Dominique Fortier

Romancière : Les villes de papierAu péril de la merLa porte du ciel, entre autres

« La poésie est une langue étrangère pour moi, mais j'ai l'impression de comprendre la sienne. C'est comme un rêve où on ne saisit pas ce que les gens disent, mais on le comprend quand même. Sa poésie est lumineuse. C'est un de nos grands écrivains, tous âges et genres confondus. J'ai l'impression d'une vulnérabilité absolue, de quelqu'un à fleur de peau, mais qui dégage aussi une force qui pourrait arracher les toits. À chaque page, le monde est en train de se détruire et de se reconstruire. Il y a quelque chose de vivant dans ses textes. »

Étienne Beaulieu

Membre du comité de rédaction des Cahiers littéraires Contre-jour, écrivain (notamment Trop de lumière pour Samuel Gaska et L'âme littéraire) et professeur

« Jutras, c'est un jalon important. Il fait le lien entre Saint-Denys Garneau et Hélène Dorion. Il est à la même hauteur. C'est le porte-parole poétique de ma génération. Il exprime toute la densité que la génération X a cherchée toute sa vie. C'est unique, il parle autant du chemin de croix que de heavy metal, mais ce n'est pas une poésie qui transgresse pour transgresser à la Denis Vanier. N'importe quelle forme d'intensité est bonne pour lui. C'est son éthique poétique. Il aime le haut voltage qu'il va chercher partout. C'est un maître de la scansion. »

Roxane Desjardins 

Directrice adjointe des Herbes rouges et autrice des recueils Ciseaux et Revers

« C'est bête : les images possèdent une force indéniable. Quand je lis "j'entends ma voix sortir de chez moi, perdre son eau", j'imagine quelque chose qui n'a pas d'existence concrète, et je l'imagine aisément, spontanément. (Je dois dire que la force de tes images réside assurément dans la facilité renouvelée que j'ai à les éprouver : elles sont fécondes.) Je sens que ce poème, au point où j'en suis au moment de lire ce vers, agit de manière concrète sur ce que je suis. »

(Contre-arcane 1 dans les Cahiers littéraires Contre-jour, numéro 44)