Journaliste et ex-militaire, Martin Forgues voue une immense admiration à Gil Courtemanche. Dans Une juste colère, il propose une analyse de l'oeuvre de l'écrivain et journaliste, mort en 2011. Et livre un vibrant plaidoyer en faveur du journalisme engagé. Entretien en six thèmes.

Un dimanche à la piscine à Kigali

«J'avais entendu parler du roman et j'ai décidé de l'apporter avec moi quand j'ai été déployé en Bosnie. Le livre raconte l'histoire d'un journaliste dans un pays en lambeaux, le Rwanda des années 90. Je me suis mis à faire des liens avec le travail que j'exécutais en Bosnie où la guerre s'était terminée six ans auparavant. La situation n'était pas exactement la même, mais il y avait des points en commun. Le personnage de Valcourt m'a marqué et j'en suis venu à idéaliser le travail de journaliste en lisant ce livre. Ce fut ma première rencontre avec Courtemanche. C'est grâce à ce livre si j'ai décidé de m'inscrire en journalisme à l'Université Concordia.»

La colère

«La colère est un couteau à double tranchant. Elle peut certainement nous alimenter, mais il ne faut pas en perdre le contrôle. Elle peut devenir un catalyseur d'énergie dans des moments difficiles. Dans le cas de M. Courtemanche, la colère s'inscrit dans son travail. Il a été témoin au premier plan de faillites morales incroyables, que ce soit la guerre, la maladie, la pauvreté, les génocides... Il s'est laissé imprégner de tout ça pour écrire. Parfois ses accès de colère lui ont coûté cher. Par contre, s'il n'avait pas laissé cette colère nourrir son travail, on n'aurait jamais eu Un dimanche à la piscine à Kigali... On n'aurait jamais eu de chroniques dans lesquelles il dénonce, fustige, interpelle. Il était un des seuls à avoir le courage de le faire.»

L'armée

«J'ai passé 11 ans et demi dans l'armée. J'ai quitté pour de bon en 2010. J'ai été en Bosnie en 2002 et en Afghanistan en 2007. Je n'ai jamais été militaire régulier, je préférais la réserve. Je peux dire que mon expérience dans l'armée m'a aidé dans mon travail de journaliste. En 2013, je suis allé au Mali comme journaliste indépendant, puis plus tard, dans la même année, je suis allé en Afghanistan comme reporter sur les traces de l'armée canadienne. Mon expérience du terrain m'a permis de prendre de meilleures décisions, de mieux gérer le risque. C'est comme si je trouvais dans ce type de journalisme-là - les reportages, les essais, les projets de documentaire - un nouveau combat à mener. Métaphoriquement parlant, c'est comme si le soldat ne m'avait jamais vraiment quitté.»

Le journalisme engagé

«Une des choses que j'admirais chez Gil Courtemanche, c'est sa démarche très engagée. J'admirais sa volonté de toujours vouloir dénoncer. Au Québec, on ne peut pas dire qu'il y a une tradition très forte de journalisme engagé. Je fais la distinction entre médias militants et médias engagés. On ne trouve pas ici des titres comme Mother Jones, Mediapart, un journalisme engagé et rigoureux capable d'apporter une vision critique. Ici, on demande au journaliste d'aller sur le terrain et de rapporter les faits, puis on confie l'analyse à un spécialiste qui n'est pas sur le terrain. Il me semble que le journaliste, qui est le premier témoin, pourrait faire les deux tout en demeurant rigoureux. Je trouve aussi que le journalisme mainstream a perdu sa capacité d'indignation, sa capacité à être extrêmement critique. Le journalisme est un besoin essentiel au sein d'une démocratie, c'est un contre-pouvoir qui parle au nom des citoyens. Mais il le fait de moins en moins, car les grands médias font maintenant partie du pouvoir. Ce livre est une analyse de l'oeuvre de Courtemanche et c'est un hommage, je ne m'en cache pas. Mais c'est aussi un manifeste pour un journalisme plus combatif, un journalisme qui dénonce. C'est un manifeste pour que les journalistes se réapproprient leur place en tant qu'intellectuels.»

Albert Camus

«Camus a été une inspiration pour Courtemanche, le point de départ d'une réflexion. On le précise d'ailleurs sur la quatrième de son recueil de textes posthume, Le camp des justes. Je m'en suis aussi inspiré pour le titre. On dit que c'est à Camus que Courtemanche a emprunté l'idée du juste qui est profondément inscrite dans l'humanisme. En 2012, on a retrouvé en France un texte de Camus où il cite les quatre commandements du journaliste libre: le refus, la lucidité, l'obstination et l'ironie. On les retrouve tous dans le travail de Courtemanche, même s'il ne les avait pas lus puisqu'on les a découverts après sa mort. Inconsciemment, il les incarnait dans son travail. Je trouve qu'il y a une nécessité de s'en inspirer de nos jours. Pour moi, l'oeuvre de Courtemanche aura été une source d'inspiration.»

Le legs de Courtemanche

«Pour le public, il est plus facile de visiter Gil Courtemanche par la littérature, car son travail journalistique remonte à plus loin et il est plus difficile à retracer. Mais il ne faut pas oublier que la littérature est une extension de son travail de journaliste. C'est là qu'il est allé puiser, c'est une fenêtre sur l'ensemble de sa carrière. Personnellement, je trouve qu'on devrait enseigner le travail de Courtemanche aux étudiants en journalisme. Ne serait-ce que montrer le reportage sur Laval qu'il a fait pour la télé. C'est une forme radio-canadienne mais il a tout de même réussi à insuffler son indignation de manière subtile. On sent la critique derrière.»

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Une juste colère - Gil Courtemanche, un journaliste indigné. Martin Forgues. Somme toute. 136 pages.