Margaret Atwood, qui poursuit sans relâche une oeuvre complexe, régulièrement citée dans la liste des «nobélisables», connaît un regain de popularité depuis l'excellente adaptation de La servante écarlate en série télé, qui a récolté de nombreux prix aux derniers Emmy. Une nouvelle adaptation d'un autre de ses livres, Alias Grace, reçoit aussi d'excellentes critiques. Et disons que son dernier roman traduit en français, C'est le coeur qui lâche en dernier, a toutes les qualités pour intéresser les producteurs, puisqu'elle nous plonge de nouveau dans un univers dystopique qui fait écho aux obsessions de notre temps. Roman qui, d'ailleurs, est sur la dernière liste du prix Femina en France.

Dans un futur non daté qu'on devine pas si loin de notre présent, une crise économique a plombé gravement la société. Stan et Charmaine, un couple, sont forcés de survivre dans leur voiture, leur seul toit. Jusqu'à ce qu'ils acceptent de participer à un projet, celui de Concilience/Positron, villes jumelles et modèles qui offrent toute la sécurité et les commodités qui n'existent plus. Petit détail: pour que ce système fonctionne et que tout le monde ait un emploi, la population doit alterner chaque mois avec une autre partie de la population pour un séjour en prison. Les jours de «permutation», le couple doit céder son appartement à un couple «miroir» qu'il ne doit jamais rencontrer. Le slogan, qui n'est pas sans rappeler le 1984 d'Orwell avec son gros lettrage: «CONDAMNÉS + RÉSILIENCE = CONCILIENCE. UN SÉJOUR EN PRISON AUJOURD'HUI, C'EST NOTRE AVENIR GARANTI».

On s'en doute, c'est un peu trop beau pour être vrai, et il faut se méfier des solutions faciles, voilà un peu la leçon de ce roman acide, un peu pervers, où l'auteure, visiblement, s'amuse dans une histoire construite sur un humour très noir.

Il faut aussi se méfier des désirs lorsque les besoins de base sont assouvis, puisque la vie de Stan et Charmaine va prendre un virage étonnant lorsqu'un billet doux, laissé, semble-t-il, par la femme du couple avec qui ils partagent leur appartement, sera découvert par Stan, frustré sexuellement par sa vie ordinaire, qui se met à fantasmer.

Mais que cache Concilience? Sur quoi est basée l'économie de Positron, au juste? Pourquoi, une fois entré, on ne peut plus en sortir, comme dans la chanson Hotel California

Margaret Atwood scrute, à sa façon unique, notre obsession pour la sécurité et le confort qui peuvent nous mener à abdiquer nos libertés, le marché qui réduit les êtres humains à des corps-produits, l'exploitation des populations carcérales lorsque les prisons sont des entreprises, mais aussi, c'est inévitable chez Atwood, les relations de pouvoir dans le couple, et ce fantasme de l'homme d'une possession absolue de la femme, quitte à passer par une espèce de lobotomie (et on pense ici aux Femmes de Stepford, le roman satirique d'Ira Levin).

C'est férocement drôle et inquiétant, malgré une traduction française par moments très agaçante pour le lecteur nord-américain («qui a envie de se choper une chtouille?», vraiment?).

* * * 1/2

C'est le coeur qui lâche en dernier. Margaret Atwood. Robert Laffont. 441 pages.