Peu de gens le savent, mais l'École multidisciplinaire de l'image de Gatineau (EMI), affiliée à l'Université du Québec en Outaouais, offre depuis 15 ans un baccalauréat en arts et design avec une spécialité en bande dessinée!

C'est un secret bien gardé: l'École multidisciplinaire de l'image (EMI) est en effet le seul lieu de formation en bande dessinée au Québec.

Jean-Sébastien Bérubé (avec sa série Radisson), Stéphanie Leduc (Titi Krapouti) et Iris (L'ostie d'chat) ont tous été formés à Gatineau. Aujourd'hui, ils publient albums et dessins au Québec et en Europe. S'ajoutant à la liste de plus en plus longue de bédéistes québécois, parmi lesquels on retrouve: VoRo, Jacques Lamontagne, Djief, Émilie Villeneuve et tant d'autres.

Sylvain Lemay, qui a étudié en littérature à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), a fondé le département de bande dessinée de l'EMI, en 1999, alors qu'il terminait son doctorat sur le printemps de la bédé québécoise (de 1968 à 1975). Auparavant, il avait fait son mémoire de maîtrise sur le personnage de Red Ketchup, créé par Réal Godbout. Aujourd'hui, il enseigne avec lui.

Avec Mario Beaulac (anciennement de Croc), Sylvain Lemay a mis sur pied une équipe de chargés de cours issus du monde de la bédé. Outre Réal Godbout, on y retrouve Paul Roux, Marc Tessier, Nhu-Hoa Nguyen, Jacques Samson, Frédéric Gauthier. Ils donnent des cours d'analyse et d'histoire, de dessin et de scénarisation, combinés à des cours plus techniques comme l'encrage et la couleur, le découpage graphique, etc.

Chaque année, de 15 à 20 étudiants obtiennent leur diplôme, souligne Sylvain Lemay. De ce nombre, environ 10 à 15% publient des albums à la fin de leur formation. Un pourcentage qui nous paraît relativement bas. «C'est vrai, répond-il, mais c'est un milieu difficile à percer. Au Japon, à Kyoto, il y a une université qui a un programme de bédé et la proportion est sensiblement la même.»

En plus d'enseigner à l'EMI, Sylvain Lemay travaille comme scénariste. En 2010, il a fait paraître Pour en finir avec novembre, bande dessinée romanesque policière qui se passe pendant la crise d'Octobre. On y retrouve les dessins d'André St-George, diplômé en 2003 de l'EMI. Le scénario qu'il a signé a été nommé aux derniers Shuster Awards canadiens dans la catégorie du meilleur scénario. Vivement décembre, la suite, sera publié l'automne prochain.

La relève du neuvième art québécois

Nous vous présentons cinq finissants de l'École multidisciplinaire de l'image de Gatineau.Annie Germain-Lefebvre, 23 ans, de Trois-Rivières

Annie a fait son cégep en arts plastiques, mais elle dessine depuis qu'elle est enfant. Elle a lu Tintin, Astérix, Gaston Lagaffe, mais ce sont les mangas qui l'ont passionnée. Le style qu'elle privilégie? «Semi-réaliste, dans le sens où les personnages auront des proportions assez réelles, même si leurs yeux sont plus gros, plus expressifs.» Elle a un penchant pour le conte fantastique et médiéval. Plus tard, elle aimerait ouvrir un studio de bédé à Trois-Rivières.

Paula Cloutier, 22 ans, de Sherbrooke

Paula a toujours dessiné et inventé des histoires. Elle s'est inscrite dans le programme de bande dessinée pour apprendre à scénariser et à mettre en page des bédés. Elle aussi a été emportée par la vague des mangas. En ce moment, elle s'intéresse aux bédéistes québécois, de plus en plus nombreux. «J'aime beaucoup le côté autobiographique de nos bédés.» Son style? Fiction fantastique. À la fin de sa formation, elle compte s'installer à Montréal.

Kareen Dorothy, 35 ans, de Montréal

Kareen a un parcours atypique. Elle a d'abord obtenu un bac en génie géologique. Mais c'est en lisant une bédé du Belge Roger Leloup (Les archanges de Vinea) qu'elle a eu envie de réorienter sa carrière. D'autant plus qu'elle avait toujours dessiné. Elle privilégie les contes pour adultes (comme Beauté de Kerascoët et L'ostie d'chat d'Iris). «Il y a toujours une composante humaniste dans mes dessins.» Elle revient d'une année d'échange, en Belgique, qui l'a aidée à préciser son style. Elle compte rester à Gatineau.

Kathleen Paquet-Béliveau, 25 ans, de Trois-Rivières

Kathleen s'est intéressée à la bande dessinée assez tardivement, même si elle a toujours beaucoup dessiné. Avant de s'inscrire à l'École multidisciplinaire de l'image, elle a commencé un DEC en bio-écologie. Elle a été influencée par le dessinateur français Olivier Ledroit et le scénariste britannique Neil Gaiman. «Avec la bédé, on peut se servir de tout ce qu'on connaît pour créer des histoires. Je privilégie la science-fiction et le fantastique.» Elle a aussi l'intention de faire des scénarios illustrés (storyboards) pour des jeux vidéo.

Raphaël Guilbault, 24 ans, de Val-David

Raphaël est en deuxième année. Il a d'abord fait un DEC en arts plastiques à Sainte-Thérèse, avant de se lancer en ébénisterie. Lui aussi dessine depuis qu'il est enfant. «J'avais entendu parler du programme ici, dit-il, mais j'hésitais à déménager à Gatineau... J'ai vraiment beaucoup appris, moins dans le dessin que pour l'ensemble des étapes de production.» Il a un style réaliste, avec un penchant pour les contes et les légendes. Ses influences: les mangas, le comic book américain, les bandes dessinées romanesques comme Watchmen et Chester Brown.

Cinq questions à Sylvain Lemay

Q : À quoi reconnaît-on la bédé québécoise?R : Je cherche encore. Il y a sans doute la façon nord-américaine de narrer des histoires. Mais fondamentalement, je crois que les gens se reconnaissent dans nos histoires, comme ç'a été le cas avec la télévision dans les années 70 ou avec le cinéma dans les années 90. Red Ketchup se retrouve à Saint-Jean-de-Matha, Rabagliati à Québec, dans mon roman il y a une scène qui se passe au Café les 4 jeudis de Gatineau. C'est parlant pour les gens.

Q : Quels sont les genres privilégiés par vos étudiants?

R : On encourage tous les genres. On n'impose pas d'école, de sorte qu'il y a une diversité de genres. On le voit dans notre publication annuelle qui regroupe des bédés d'élèves. Il y a des bédés autobiographiques comme Rabagliati, mais aussi des fictions intimes comme Les deuxièmes de Zviane ou French Kiss 1986 de Michel Falardeau. Il y en a qui font de la bédé plus fantaisiste, de la science-fiction, d'autres de l'aventure, du policier.

Q : Comment votre département a-t-il participé à l'essor de la bande dessinée au Québec?

R : Plusieurs de nos diplômés publient des bandes dessinées, on a aussi créé un pôle de la bande dessinée à Gatineau avec Les rendez-vous de la bande dessinée de Gatineau, la création de la maison d'édition Première ligne fondée par des diplômés de l'École de 2002-2003 - qui a publié une cinquantaine d'ouvrages à ce jour. La création aussi d'une coopérative d'auteurs. Ça bouge beaucoup ici!

Q : La majorité des finissants sont des femmes. Comment expliquez-vous ça?

R : Oui, de 70 à 80% des finissants sont des femmes. Une tendance qui s'explique en partie par l'arrivée des mangas japonais dans les années 90. Des bédés faites par des femmes avec des personnages féminins. Donc les filles se sont reconnues dans ces aventures-là. Les filles sont aussi peut-être moins réticentes à entreprendre des études en bande dessinée. Et puis, elles sont travaillantes...

Q : Le noir et blanc semble être toujours aussi populaire, comment l'expliquez-vous?

R : L'absence de couleur est souvent liée à l'absence de moyens. Un album couleur coûte plus cher à produire et va se vendre aussi plus cher. Malgré cette réalité économique, j'ai quand même l'impression que c'est un choix esthétique. La moitié des projets de nos élèves sont en couleurs (la couleur est souvent rajoutée avec Photoshop), mais plusieurs continuent d'explorer les contrastes et l'expressionnisme en noir et blanc, qui sont très riches.

L'EMI EN QUELQUES CHIFFRES

1999 : Création du département de bande dessinée.

15 à 20 : Nombre de finissants chaque année.

70 à 80% : Nombre de filles parmi les finissants.

10 à 15% : Nombre de finissants qui publient des albums