Se sachant condamné, un père décide de consacrer le temps qui lui reste à faire de son enfant la femme parfaite, du moins selon ses normes. Dans un livre hyper personnel, sa fille, journaliste au magazine Urbania, nous parle de cette relation fusionnelle et de l'impact qu'elle a eu sur sa vie.

Son nom se lit presque comme un poème : Rose-Aimée Automne T. Morin.

Rose-Aimée comme dans la chanson de Richard Desjardins et Automne, le prénom que ses parents, en vrais hippies, voulaient lui donner jusqu'à ce que sa grand-mère, plus conventionnelle, n'intervienne. Le T cache le nom de famille de sa mère et Morin est le nom de son père, comédien à la carrière un peu oubliée (il a tenu le premier rôle d'homosexuel au petit écran en 1972 avec Gilles Renaud dans le téléroman Le paradis terrestre). Un homme fantasque et original que certains n'hésiteraient pas à qualifier d'irresponsable ou de pervers narcissique.

Ce père, c'est surtout le personnage principal de la vie de Rose-Aimée qui, à 30 ans, publie un premier livre dans lequel elle raconte sa drôle d'enfance. L'ex-rédactrice en chef d'Urbania, chroniqueuse à la télé (Code F., ALT) et à la radio (On dira ce qu'on voudra), n'avait que 2 ans lorsque son père a appris que son cancer était incurable. On ne lui donnait que quelques mois à vivre, il est mort 14 ans plus tard, après une vie d'une intensité peu commune, vivant chaque journée comme si c'était la dernière.

« Il m'amusait, c'était mon héros. Quand des chansons d'amour jouaient à l'épicerie, c'est à mon père que je pensais. C'était l'homme de ma vie. »

- Rose-Aimée Automne T. Morin, à propos de son défunt père

Tu seras une femme, ma fille

Ce père hors du commun s'était donné comme défi de consacrer le temps qui lui restait à façonner sa fille à l'image de la femme de ses rêves. La jeune Rose-Aimée serait indépendante, audacieuse, féministe. Elle serait brillante, un peu folle, jamais intimidée par les autres. « Il me disait : "Une femme, ça a trop d'ego, tu ne dois pas en avoir. Va à l'épicerie avec une passoire sur la tête !" »

La jeune Rose-Aimée a vécu une enfance hors norme où les parties d'échecs succédaient aux séances d'écoute des classiques du jazz, aux discussions décoiffantes sur l'amour ou la politique internationale, à la lecture de Sartre en sixième année, aux virées à l'épicerie avec un père vêtu d'une jupe... Tout ça et plus encore à un âge où la plupart des enfants jouent avec leurs Lego et leurs poupées sans trop se poser de questions. Dans un film, ce genre de vie donne lieu à des scènes formidables, mais dans la vie d'une fillette, disons que ça laisse des dommages collatéraux.

« Il y avait quelque chose de très beau dans ce rejet des conventions dans le couple, la sexualité, la vie professionnelle, affirme Rose-Aimée. Il me disait : "Sois heureuse." En même temps, il avait une vision complètement perverse de la vie adulte. Quand ton père te raconte sur un ton anodin qu'il a abandonné des familles, ça te donne l'impression que tout adulte peut partir, que tu ne dois jamais accepter qu'on te tienne pour acquis. Mais ce n'est pas comme ça que ça fonctionne dans la vie ! »

L'amour en héritage

Avant de mourir, ce père qui a presque fait de sa fille un cobaye a reconnu en pleurant qu'il lui avait gâché son enfance. Mais Rose-Aimée ne lui en veut pas. C'est plus complexe.

« Je lui dois beaucoup. Ma quasi-absence d'ego qui fait que je n'ai pas peur d'essayer des choses et d'emprunter un chemin stimulant relativement peu fréquenté. Je lui dois aussi mon amour pour la culture, la musique, les mots. »

- Rose-Aimée Automne T. Morin, à propos de son père

« Si un jour j'ai des enfants, je veux qu'ils grandissent dans une maison où on touche à autant de trucs intellectuels, exigeants et passionnants. Je ne veux juste pas les obliger à tout connaître trop vite. Car j'ai réalisé un jour qu'à chaque anniversaire de sa mort, je comptais : avais-je fait assez de voyages, rencontré assez de garçons ? Est-ce que j'étais suffisamment dans l'effervescence, mes soirées étaient-elles remplies de stimulation ? Bref, j'essayais d'être à la hauteur des attentes d'un mort ! J'ai réalisé que je ne pourrais jamais autant profiter de la vie qu'une personne dont chaque jour est censé être le dernier. Ça a été un long apprentissage de me défaire de ça. »

Ce livre est sans doute une manière pour la journaliste de mieux comprendre ce qui l'a construite. Son récit est accompagné d'une série d'entretiens avec des gens résilients ayant traversé des épreuves hors du commun. Une manière de mettre sa propre histoire à distance ? « J'avais peur d'être vue comme une fille narcissique qui pense que son petit passé vaut quelque chose, avoue-t-elle. J'ai donc fait du journalisme sur ma propre histoire. J'ai beaucoup de respect pour les auteurs. Moi, ce que je sais faire, c'est des portraits et des magazines. Alors j'ai conçu ce livre comme un long magazine sur l'identité. » 

Elle avoue que les réactions à son livre la perturbent. Certaines personnes la qualifient de « survivante », une image qu'elle rejette complètement. « Mon père m'a quand même fait le plus beau cadeau qu'un père ait pu faire à sa fille : la fierté et l'amour. Il m'a fait cadeau d'une estime qui me fait relever n'importe quel défi. » D'autres ont fait allusion à l'inceste - même s'il n'y a eu aucun abus sexuel de la part de son père - pour qualifier le couple dysfonctionnel qu'elle a formé avec lui. « Moi, ma vie, c'est un film moitié conte de fées, moitié film à Sundance sur la mauvaise idée de créer des mini-adultes, souligne-t-elle. Mais jamais ce n'est un film d'horreur. »

Ton absence m'appartient

Rose-Aimée Automne T. Morin

Stanké 

IMAGE FOURNIE PAR STANKÉ 

Ton absence m'appartient, de Rose-Aimée Automne T. Morin