La première scène donne le ton, celui de la magnifique violence du désir. «Jeroen la pénètre. Après, il lèche son clitoris et elle jouit aussi. C'est comme ça qu'ils s'y prennent.» On s'attendrait dès lors à une oeuvre hybride, sexe et sentiments, liaisons et ruptures, le tout saupoudré d'idéologie à la mode. On est loin du compte. Voici plutôt un roman tout en finesse, sans effets de style forcés, branché au plus intime du corps et de l'esprit féminins, humeurs et élans, quête patiente et acharnée d'une identité singulière, nécessaire, entière.

Il est rare qu'un premier roman s'impose avec autant de force tranquille. Annie Cloutier a commis certes quelques maladresses, malheurs d'expression assez rares pour qu'on les remarque, telles ces «ondulations (de la dune) qui se dandinent». De même, il n'est pas toujours utile, pour que le lecteur se pénètre de l'atmosphère particulière des Pays-Bas, où l'action se déroule en partie, de recourir à une cinquantaine de mots ou expressions néerlandaises dont plusieurs pourraient être traduits ou adaptés et dont il faut chercher la définition en annexe.

 

On ne perd pas de vue pour autant le propos principal du livre, ambitieux, qui est de raconter en parallèle l'histoire de deux femmes nées le même jour, liées pendant l'enfance en une relation ambiguë d'amitié amoureuse et de rivalité, qui auront des destins opposés, qui se croiseront parfois au cours de leur existence, souvent sans rencontre véritable, et retrouveront, au bout de leur âge, le meilleur de leur complicité ancienne, grâce à la sérénité enfin venue.

Anna: beauté, charme, aisance naturelle et fortune. Elle fait gynécologue, comme son père, spécialiste des césariennes. C'est une bourgeoise assez satisfaite d'elle-même, capable tout de même de mettre en péril son mariage doré pour une aventure avec un politique de droite, poussée par l'urgence du désir. Angela: boulimique, elle n'aime pas son corps, elle est déçue dans ses choix professionnels, elle n'intéresse pas les hommes dont elle a envie. Elle en trouve un pourtant, un Indonésien, mais quand elle choisit, enfin devenue médecin, d'aller travailler auprès des plus démunis de ce pays honteusement exploité par l'Occident, elle doit se séparer de son amoureux, qui ne peut risquer de retourner là d'où il vient, sa vie y étant menacée.

L'histoire des deux protagonistes est passionnante. Au-delà des enjeux moraux et politiques de la trajectoire de chacune, on retient la qualité et densité de leurs rapports avec leurs enfants, dont Anna dit très justement qu'ils sont «un intarissable jaillissement du chaos». Dans le maelström de ces vies, les épithètes sont parfois un peu lourdes et elles laissent filtrer un chouia de sentimentalisme, pas assez pour occulter la richesse d'une prose qui se maintient aérienne jusque dans la gravité de la vie qui bat, qui fuit, qui n'est plus.

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CE QUI S'ENDIGUE

Annie Cloutier

Triptyque, 240 pages. 22$

*** 1/2