Après Petite Madeleine, son premier roman au sujet de sa grand-mère paru également chez Marchand de feuilles, Philippe Lavalette complète un diptyque sur l’histoire de sa famille dans Marchand de quatre-saisons. Le directeur photo utilise les mots comme il le ferait avec sa caméra pour combler les trous laissés par les silences de son père disparu.

Philippe Lavalette était en tournage au Nunavik lorsqu’il a appris que son père s’était suicidé. Comme plusieurs hommes de sa génération, Jacques était un homme apparemment simple qui parlait peu. Plus jeune, ce marchand de légumes quatre-saisons avait connu la guerre et préférait ne pas en souffler mot.

Une « grande noirceur » l’habitait, écrit Philippe Lavalette dans ce livre qui recoud ses propres souvenirs à la vie de son père adopté en bas âge par ses grands-parents.

« C’est l’histoire d’un homme dont la parole est murée, enterrée au fond de lui-même, explique-t-il en entrevue. L’histoire d’une génération muette. On sait qu’il y a eu abandon dans la petite enfance. On devine qu’il y a eu des coups, des gifles, des brimades. Et puis la guerre, des soldats tués. Mais on ne sait rien, ou si peu de choses, en fait. »

La fiction intervient alors pour relier les traits pointillés d’une vie emplie de tristesse, mais pas banale du tout. Le romancier y est arrivé à partir d’objets ayant appartenu à son père.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Philippe Lavalette

J’ai reconstruit sa vie comme une sorte de puzzle. Il avait dans ses poches ce qui comptait pour lui. À partir de ça, j’ai fait un travail d’archéologie intime, voire intimiste. Jean Echenoz dit que les objets sont de petits détonateurs de fiction. J’ai essayé d’en tirer le maximum.

Philippe Lavalette

Ainsi, la vieille photo d’une Rom rappelle un amour de jeunesse et une boucle de ceinturon allemande démontre la participation de Jacques à la Résistance. La prose alerte du romancier fait le reste en effectuant, comme au cinéma, un montage signifiant de ces objets disparates.

« Pour l’écriture, je reste dans l’image. Mentalement, je vois un traveling et la grosseur des plans. Je suis porté par le même regard. Ce ne sont pas des pixels, mais des mots. C’est un travail en solitaire que j’aime bien. Je n’ai pas à négocier avec 40 personnes sur un plateau. J’ai toujours adoré écrire. Dans une composition à l’école, j’utilisais le mot “indescriptible” quand je n’y arrivais pas. Un prof m’avait répliqué : “Essayez tout de même.” Voilà. »

Histoire oubliée

Rompu au cinéma documentaire, Philippe Lavalette a flairé le bon sujet en abordant, entre autres, l’histoire des poches allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. Après le débarquement de Normandie, les combats ont continué pendant neuf mois. Dans leur marche vers Berlin, les Alliés laissaient des armes aux Français pour leur permettre de faire face aux soldats allemands toujours actifs, malgré la défaite qu’on sentait prochaine.

« Avec l’aide d’historiens, j’ai fait des recherches ou du repérage, si on veut, sur la poche de Saint-Nazaire notamment. J’ai pu voir le lieu et même la table où la reddition des nazis a été signée. Tout ça existe et a nourri l’écriture. »

Autre élément surprenant et véridique que le romancier a dégoté, des Allemands déserteurs ont participé à la Résistance française durant la guerre.

Les Allemands n’étaient pas tous favorables à Hitler. En Allemagne, toute l’opposition avait été évacuée ou enfermée. Certains se sont sauvés. Dans la poche de Saint-Nazaire, certains soldats allemands sont restés et ont marié des Françaises. C’est la guerre oubliée.

Philippe Lavalette

Il estime que son père, ayant quitté l’école très tôt, ne possédait pas le vocabulaire pour raconter cette vie tumultueuse et, encore moins, ses sentiments. Le fils a donc fini par le comprendre, malgré la décision du paternel de mettre fin à ses jours.

« Il y avait un désespoir en lui depuis la petite enfance. Dans la rue, quand il vendait ses légumes, il était très heureux. Je l’ai même filmé en chantant sa ritournelle un peu grivoise qu’il usait pour haranguer les passants. Mais à la maison, c’était un autre homme. »

Hommage à la vie

Marchand de quatre-saisons se veut ainsi un hommage à la vie et à la survie au-delà des circonstances qui peuvent encombrer le chemin.

« J’ai fait un peu le même parcours que ce que raconte Bernard Émond dans son merveilleux documentaire Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de trace. »

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Philippe Lavalette

Il s’agit d’une génération, bien souvent, d’hommes silencieux, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas une histoire, là où l’on trouve leur humanité.

Philippe Lavalette

On sent là le même désir qu’avait sa fille aussi écrivaine et cinéaste, Anaïs Barbeau-Lavalette, en quête de l’histoire de sa grand-mère maternelle, Suzanne Meloche, dans La femme qui fuit. Sans nier le caractère thérapeutique de l’exercice, Philippe Lavalette, se sent toutefois prêt maintenant à plonger dans la fiction pure.

Après ses deux premiers romans « familiaux », Philippe Lavalette se sent prêt à plonger dans la fiction pure. « J’ai le désir de ça maintenant. Après ce diptyque féminin-masculin, je veux aller ailleurs. On verra si j’ai quelque chose à dire ou pas. »

Entre-temps, de beaux projets cinématographiques le tiennent plutôt occupé, ici et ailleurs. « Au cinéma ou dans les livres, conclut-il, l’important, c’est d’essayer de comprendre, de partager, d’être en lien en ne s’arrêtant pas à l’évènement comme tel. »

En librairie le 15 mai

Marchand de quatre-saisons

Marchand de quatre-saisons

Marchand de feuilles

168 pages