Avec Le plein d’ordinaire, Étienne Tremblay érige la fainéantise en geste de résistance et les quatre murs d’une station-service en improbable décor d’un des meilleurs premiers romans de 2023.

« Shell, c’est pas mal là où c’est le plus relax, si tu veux te pogner le beigne », lance l’écrivain de 30 ans qui se trouve devant nous et qui s’y connaît en matière de stations-service. Shell, Couche-Tard, Ultramar, Petro-Canada : Étienne Tremblay a porté chacun de leurs uniformes mal coupés au moins une fois. « Des Petro, j’ai dû en faire quatre ou cinq », précise-t-il, l’œil pétillant, visiblement amusé par la formidable inconsistance de l’adolescent qu’il a été et à qui il a emprunté les principaux traits de Mathieu.

Ceinture noire en fainéantise, flanc mou de niveau olympique, parfait contraire de l’employé du mois ; l’alter ego d’Étienne Tremblay dans Le plein d’ordinaire égraine les heures derrière le comptoir de son Super Relais bouchervillois, sans jamais perdre de vue l’horloge, qui lui permettra au bout de son quart de nuit de renouer avec ses vraies passions : fumer de l’herbe, jouer à des jeux vidéo et attendre l’inspiration divine qui fera monter en lui les plus beaux poèmes de l’histoire de la littérature.

Mathieu vend de l’essence et s’éloigne peu à peu de la sienne. « Travailler. Hostie. Tout le temps travailler. La vie est trop courte pour travailler, si on veut mon avis », résume l’attendrissant glandeur dans ce roman d’apprentissage au bout duquel son antihéros n’aura peut-être pas appris grand-chose, si ce n’est qu’à injecter un minimum de sérieux à son existence.

Chronique mélancolico-comique du temps suspendu propre au dernier été avant le cégep, Le plein d’ordinaire a aussi quelque chose de l’ode à la pureté des aspirations floues d’un jeune homme qui refuse que son existence devienne plate si rapidement. Et qui déserte la banalité de son Boucherville et s’enfonçant, en songes, dans ses fantasmes pour sa collègue Val.

Pensez à l’humour perspicace d’un François Blais (Iphigénie en Haute-Ville, Document 1) et à la virtuosité de Stéphane Larue (Le plongeur) pour les descriptions ensorcelantes de lieux étonnamment intrigants.

« Ce décor était parfait pour mettre en contraste cet ado qui est animé à l’intérieur par de grandes choses, complètement folles et prenantes, par rapport à ce qu’il vit concrètement au jour le jour », explique Étienne Tremblay en entrevue dans le boucan du Petro-Canada sis à l’angle de Saint-Laurent et Bernard. « Quand on est ado, on est habité par plein d’espoirs, mais on n’a pas nécessairement l’outillage mental pour les exprimer. »

À l’école de l’aliénation

« Un tiers des gens [en Occident] pensent que leur boulot ne sert à rien », se désolait l’anthropologue David Graeber en 2018 dans la foulée de la parution de son populaire essai Bullshit Jobs, un portrait accablant de l’utilité relative de plusieurs des emplois dont notre société pourrait se passer.

« Il y a une faillite morale là-dedans », se désole à son tour Étienne Tremblay, selon qui nombre de ces jobines d’été, comme celle qu’occupe Mathieu, cultivent tôt une adhésion à un monde du travail qui ne permettrait que dans trop peu de cas de s’épanouir et où les postes bien rémunérés, mais superfétatoires, se seraient multipliés.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Étienne Tremblay s’est inspiré de ses emplois passés pour raconter l’histoire de Mathieu, un ado qui refuse que sa vie ne soit que travail et banalité.

« Le McDo, le Petro et toutes ces jobs-là t’apprennent que ton travail n’aura pas nécessairement de sens, que c’est aliénant, que c’est de même que ça marche et que ce sera comme ça jusqu’à ta retraite », observe celui qui gagne sa propre croûte en tant que coordonnateur à l’édition pour l’Institut de recherche en politiques publiques.

On sait qu’on aurait les moyens collectivement de travailler 15 heures par semaine, mais puisqu’on refuse de faire ce choix-là, il faut s’inventer des jobs qui empêchent les gens d’avoir des temps libres.

Étienne Tremblay

Un bovarysme bouchervillois

Inspiré par l’aversion pour la métaphore d’un Paul Léautaud – « J’apprécie les belles images, mais je n’ai pas beaucoup de patience pour la fumisterie des artifices inutiles » –, Étienne Tremblay dit aussi avoir été marqué par l’absence de jugement avec laquelle Flaubert considère ses personnages. Votre journaliste lui souligne que son flemmard de narrateur a beaucoup en commun avec une certaine Emma Bovary, qui ne parvenait à pleinement exister que par l’entremise de sa riche imagination.

« C’est vrai qu’il y a un certain bovarysme bouchervillois chez Mathieu », acquiesce le jeune auteur en riant, fort probablement la première fois de l’histoire de l’humanité que ces deux mots furent prononcés dans la même phrase.

Roman magnifiquement potache, qui camoufle avec intelligence son plaidoyer pour un autre monde derrière la pensée approximative d’un garçon aussi nono que clairvoyant, Le plein d’ordinaire pourrait être lu comme une invitation à renouer avec l’intransigeance de ce moment précis où l’absurdité de bien des aspects de la vie adulte nous apparaît enfin clairement.

« Beaucoup de gens vont regarder un gars comme Mathieu en le méprisant et il a effectivement peut-être besoin de quelques claques sur la gueule, reconnaît Étienne Tremblay, mais c’est en même temps un gars qui nourrit d’autres espoirs que ce travail qui fait juste lui bouffer son temps et qui ne le rend pas heureux. »

Le plein d’ordinaire

Le plein d’ordinaire

Les Herbes rouges

320 pages