Chaque roman présenté dans un salon du livre a d’abord été un manuscrit, qui a été sélectionné par un éditeur. Il faut du talent, et peut-être un peu de chance, pour en arriver là : les éditeurs québécois reçoivent des centaines de textes par année. Qui fait le tri ? Qu’est-ce qui fait qu’un manuscrit se retrouve dans la pile de ceux qui se démarquent ?

« J’avais un peu le sentiment de lancer une bouteille à la mer », se souvient Catherine Leroux. Il y a environ dix ans, elle a fait comme des centaines d’autres auteurs qui rêvent d’être publiés : elle a envoyé son premier manuscrit à cinq ou six maisons d’édition. Par la poste et par courriel.

« Je me souvenais d’un éditeur qui était venu parler à mon groupe, au cégep. Il disait qu’il était impossible qu’un bon texte ne soit pas remarqué par au moins un éditeur au Québec, raconte-t-elle. J’ai choisi de croire cette affirmation et de prendre le risque. »

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L’autrice et éditrice Catherine Leroux

Antoine Tanguay, de la maison Alto, a repéré son manuscrit parmi les centaines qu’il reçoit chaque année.

J’en ai lu peut-être quatre pages et j’ai pris mon téléphone. Je savais qu’il y avait quelque chose, qu’il y avait là une écrivaine.

Antoine Tanguay, de la maison Alto

Il n’a pas été le seul : Catherine Leroux avait déjà une autre réponse positive. Elle a choisi Alto, qui a publié La marche en forêt en 2012 et trois autres romans de sa plume par la suite.

Le défi de gérer les manuscrits

L’alliance entre Alto et Catherine Leroux ne s’est pas limitée à ça. Pendant quelques années, l’autrice a été responsable de faire le premier tri des manuscrits à la maison d’édition de Québec. Ce n’est pas une mince tâche : elle a évalué que, pour tous les lire, Alto devrait embaucher pas moins de trois personnes à temps plein ! Personne, ni là ni chez d’autres éditeurs, n’y consacre tout son temps.

« La gestion des manuscrits est un défi sans cesse renouvelé », confirme Marie-Noëlle Gagnon, éditrice chez Québec Amérique. C’est aussi un travail délicat qu’aucune des maisons d’édition jointes par La Presse ne délègue à des lecteurs externes : il est fait par des éditeurs ou des auteurs qui publient chez eux. « Ce travail fait vraiment partie de l’âme de la maison », juge Jean Bernier, directeur de l’édition chez Boréal.

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Marie-Noëlle Gagnon, éditrice chez Québec Amérique

Les éditeurs disent recevoir entre 400 et 800 manuscrits chaque année. « On ouvre toutes les enveloppes, on lit toutes les lettres de présentation », assure Jean Bernier. Une grande partie des envois sont toutefois rejetés d’emblée, parce qu’ils ne correspondent pas à la mission de telle ou telle maison d’édition : Alto, Boréal et Québec Amérique ne publient ni théâtre ni poésie, par exemple.

Ce qui reste – et il en reste beaucoup – n’est pas lu de la première à la dernière page. La plupart des « premiers lecteurs » en lisent entre 10 et 30 avant de décider de poursuivre ou non. S’il y a une petite étincelle, ils vont lire un peu au milieu et vers la fin.

« Il y a plein de romans qui commencent de manière fulgurante, et puis le ballon se dégonfle », constate Marie-Noëlle Gagnon.

« Un texte qui n’est pas bien écrit n’est pas bien écrit dès le début, dit-elle encore. Après une dizaine de pages, c’est réglé. » L’inverse est aussi vrai : « On le voit tout de suite quand quelqu’un a une voix, une plume », assure Catherine Leroux.

Trouver les perles

Qu’est-ce que cette fameuse « voix » littéraire ? « Il n’y a pas vraiment de critère. On demande juste à avoir de belles surprises, dit Catherine Ostiguy, responsable du premier tri aux Éditions du Boréal. On cherche une manière distinctive chez l’auteur pour dire ce qu’il veut exprimer. »

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Catherine Ostiguy et Jean Bernier, des Éditions du Boréal

Un bon manuscrit n’est certainement pas un texte « bien écrit » et sans faute d’orthographe.

Un musicien qui sait faire ses gammes n’est pas forcément un musicien inspiré. Être écrivain, ce n’est pas savoir écrire et un style d’écrivain, ce n’est pas nécessairement avoir une belle écriture. Ce qui fait qu’un écrivain est un écrivain, ce n’est même pas une question d’écriture : c’est une façon de voir le monde.

Jean Bernier, directeur de l’édition chez Boréal

Le mot qui revient chez Alto, c’est « étonnement ». « Si je lis quelque chose qui, dès les premières pages, me surprend et m’émerveille, si je n’ai pas l’impression d’avoir lu ça ailleurs, ça va m’accrocher, expose Catherine Leroux. Ça n’a pas besoin d’être de la grosse poudre aux yeux, parfois, ça se joue dans le détail. »

Il y a, à l’inverse, des faux pas à ne pas commettre. Marie-Noëlle Gagnon évoque ces dizaines de manuscrits envoyés par de jeunes retraités qui réalisent enfin leur rêve d’écrire et proposent une histoire inspirée de celle de leur famille… « Il ne faut pas commencer son roman par une description de la météo, dit Jean Bernier. Je le dis en boutade, mais les mauvais manuscrits commencent souvent par une demi-page de météo. »

Le processus est impitoyable, conviennent les éditeurs. Or, c’est nécessaire. « Même des livres pour lesquels on a des coups de cœur n’arrivent pas à faire leur chemin, souligne Marie-Noëlle Gagnon. On ne peut pas se permettre de publier des livres pour lesquels on n’en a pas. »

Des centaines de manuscrits reçus par courriel ou par la poste, les éditeurs en publient finalement un ou deux par année. Jusqu’à quatre chez Québec Amérique, les bonnes années. C’est peu, mais c’est déjà beaucoup pour une maison de lancer deux nouveaux auteurs par an, selon Jean Bernier.

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Antoine Tanguay, de la maison Alto

Et même s’il y a peu d’élus, Antoine Tanguay assure que ça vaut la peine de tenter sa chance. « Le processus est complètement imparfait, reconnaît-il, mais c’est le seul qui est viable. »