Dans son dernier opus, Double Nelson, le prolifique Philippe Djian braque les projecteurs sur un couple dépareillé en phase de replâtrage, contraint à un grand écart rocambolesque pour connecter leurs deux mondes a priori irréconciliables.

Lui, c’est Luc, écrivain cloîtré peinant à avancer ses manuscrits sitôt sa bulle de travail perturbée. Elle, c’est Edith, membre des forces spéciales de l’armée, surentraînée et envoyée sur le théâtre d’opérations aussi secrètes que dangereuses.

Après avoir connu un paroxysme amoureux, leur couple prend une gifle. Enfin, surtout Luc, et littéralement, après avoir mis fin abruptement à cette relation biscornue. Mais voici qu’Edith retourne au bercail, blessée – et pas seulement dans son amour-propre. Traquée par des mercenaires, elle se réfugie dans son ancien logis affligée d’une profonde entaille à l’abdomen, gracieuseté d’une opération qui a mal viré.

Ainsi, de nouveau réunis sous le même toit, parviendront-ils à cheminer l’un vers l’autre, engagés dans un rapport de force alors que leurs univers secrets respectifs s’opposent en tous points ? Pas évident, surtout quand la femme du voisin s’en mêle… Il faudra bien que l’un d’eux (ou les deux ? ) finisse par lâcher du lest. Ce qui éclaire d’ailleurs le titre ; un double Nelson étant une prise de soumission dans le monde de la lutte, visant à contraindre l’adversaire à capituler. Une technique pugilistique qui, contrairement à un K-O de boxe, ne laisse personne sur le carreau, souligne Djian.

« Aucun des deux personnages principaux ne veut abandonner sa position et il va falloir que l’un d’eux cède pour faire perdurer le couple. Mais même moi, à la fin, je ne sais plus lequel pratique le double Nelson sur l’autre ! Mais cet abandon n’est pas triste, on s’y soumet parce que c’est le moment de le faire », confie l’auteur depuis Biarritz, sur la côte basque, où il réside.

Un tragicomique sans grandiloquence

Après avoir signé plus d’une trentaine de romans depuis Bleu comme l’enfer et 37°2 le matin, Philippe Djian nous sert ce ballet dramatique et cocasse, narré sur un ton détaché, neutre, presque grave, laissant le côté burlesque de la situation et des personnages émerger de lui-même. « Nos vies sont des tragi-comédies, et c’est là où je me sens le mieux. Il y a un ton, qui se veut sans grandiloquence, et j’essaye de rester un peu en retrait, de ne pas juger les personnages. Je n’ai pas d’idée ni de morale particulière à défendre : c’est au lecteur d’en tirer les conséquences ou les informations qui l'intéressent », pose-t-il.

Le tout est enrobé du style propre à Djian, forgé depuis des années, mais toujours en évolution, avec peu de descriptions (jamais avare de références cinématographiques, il évoque le minimalisme contextuel de Dogville, signé Lars von Trier), l’écrivain préférant vouer ses énergies aux dialogues – un talon d’Achille, selon lui, de la production littéraire française. Il assume également son goût pour les descriptifs météorologiques, même s’il sait pertinemment que cela lui vaut quelques railleries : il est parfois présenté comme le « Monsieur Météo » des lettres hexagonales ! « Moi, je ne peux pas faire évoluer un personnage si je ne sais pas s’il fait nuit, jour, froid… », reconnaît-il.

Surtout, voilà belle lurette qu’il écrit principalement pour son propre plaisir, créant des décalages pour reforger les mêmes histoires racontées en boucle depuis des siècles, se prêtant à des exercices ludiques ; balayant par exemple certaines ponctuations sous le tapis, ou titrant ses chapitres en reprenant l’incipit de chacun d’eux. Pourquoi ? Pour s’amuser, expérimenter, et peut-être écorcher un certain immobilisme académique figeant la langue de Molière en France, d’après lui.

Il y a toujours du travail à faire pour qu’une langue reste vivante. Je trouve qu’au Canada, vous êtes vraiment bien placés pour faire partie de ceux qui travaillent vraiment à ce que la langue continue à être vivante, avec des mots nouveaux qui viennent en place.

Philippe Djian

Mission suivante

Mais revenons au récit et à ses personnages. Si l’on devine aisément d’où a surgi l’écrivain Luc (« C’est la vie que je connais le mieux et dont je peux me moquer », précise-t-il), qu’en est-il de cette femme d’élite qui rampe dans la boue et astique son Glock le soir venu ? Djian dit avoir été inspiré par un article de presse où il était question de la première femme française à accéder à ce statut, ses camarades saluant son mental à toute épreuve. Alors, que valent ces nerfs d’acier dans le bras de fer psychologique et sentimental dans lequel s’est engagée Edith ? Au lecteur de le découvrir. Philippe Djian, lui, a déjà tourné la page et entamé son prochain roman.

Sa prochaine histoire est-elle classée « Secret défense » ? L’auteur, qui semble également affectionner les dialogues dans la vie réelle, l’a partiellement déclassifiée pour nous : il devrait être question d’un couple, d’une (belle-)mère poétesse et de l’éventuelle mise en vente d’un héritage. Avec une touche inédite de fantastique, paraît-il. Mais contrairement à ce qu’indique la première ligne de Double Nelson (« Il savait bien que cela allait se passer de cette manière »), et selon la méthode de travail habituelle de l’écrivain, il découvrira lui-même l’histoire au fil de sa plume et n’aura aucune idée de son dénouement avant d’approcher la ligne d’arrivée.

Double Nelson

Double Nelson

Flammarion

240 pages