Qu’elle s’intéresse à la construction des ponts ou aux transplantations cardiaques, Maylis de Kerangal a cette manière de choisir ses sujets et de les rendre passionnants, concrets et humains. Et rien de plus humain que la voix, thème autour duquel s’articule Canoës, brillant recueil de huit nouvelles qui parle autant du phénomène physique qui la produit que de chacune de ses infimes nuances et des émotions qu’elle procure.

Que ce soit le cri animal de jeunes en train de fêter l’obtention de leur bac dans After, la voix d’un être cher disparu qu’on ne veut pas effacer du message d’accueil du répondeur (très émouvante Un oiseau léger), l’animatrice qui travaille sa voix pour qu’elle devienne plus grave parce qu’on lui a dit qu’elle gagnerait en crédibilité (Ruisseau et limaille de fer, plus légère, mais aussi grandement réaliste !), il y a dans chaque histoire quelque chose d’atavique et de profondément ancré dans la psyché humaine.

« J’ai lu dans un souffle, somnambulique et parfaitement orientée, comme si je courais au-devant du poème, et bientôt, l’écholalie déréglant le langage, j’ai lu comme si j’avais peur, une peur archaïque, issue de cet âge des cavernes où s’était formée l’oreille humaine », raconte la narratrice de Nevermore, qui enregistre un poème de Poe pour deux sœurs légendaires maniaques de perfection sonore.

Chaque thème emmène ainsi l’autrice sur un parcours qui peut parfois sembler technique, mais qui parle d’une des plus belles mécaniques qui soient, celle de la parole.

Ainsi les dialogues entre les personnages s’engagent, les cheminements intérieurs se creusent et, d’une nouvelle à l’autre, elle nous fait nous promener de la préhistoire aux visiteurs de l’espace, dans une espèce de continuum dont elle seule a le secret, grâce à son écriture haletante qui nous propulse toujours vers l’avant.

À travers ces récits, on découvre aussi huit très fortes voix de femmes, dont celle qui est au cœur de Mustang, plus novella que nouvelle, et qui est le cœur du livre. On retrouve dans l’histoire de cette femme triste et déracinée déménagée avec mari et enfant au Colorado, et qui découvre le visage des États-Unis au volant de sa vieille Mustang, toute l’essence de l’œuvre de Maylis de Kerangal : son empathie, son sens du détail, sa capacité à naviguer du présent au passé et d’un lieu à l’autre en une seule longue phrase, qui continue de nous étonner et de nous ravir.

Au gré des pensées et des observations de la narratrice de Mustang, un souffle puissant s’installe, un courant suivi par les canoës du titre, qui fait de ce nouveau livre de Maylis de Kerangal un autre bijou dont on se délecte en prenant son temps, en savourant chaque phrase, chaque mot même. Et en se sentant lié davantage au monde grâce à ces ondes invisibles qui voyagent entre les êtres depuis des temps immémoriaux.

Canoës

Canoës

Verticales

169 pages

8/10