La médecin et romancière Vania Jimenez rassemble des morceaux de sa vie dans une touchante saga familiale qui valse entre réalité et fiction. Étalé sur trois continents et deux siècles, Un pont entre nos vérités explore les racines que l’on porte au-delà des frontières et des générations, et les clivages qui divisent inutilement – en soi et entre nous.

Vania Jimenez a fondé, avec l’une de ses filles, le réseau de La maison bleue, qui compte trois centres de périnatalité destinés à venir en aide aux femmes et aux familles vulnérables. Elle-même mère de sept enfants, l’auteure née au Caire de parents arméniens place la maternité et la filiation au cœur d’une quête identitaire où il est question d’immigration, de médecine et d’écriture.

« C’est beaucoup inspiré des évènements de ma vie, plus ou moins changés en fiction, convient-elle. Ce n’est pas tellement les faits eux-mêmes qui sont calqués sur ma vie, mais la façon dont ils vibrent en moi. »

L’auteure navigue à vue dans l’écriture, avoue-t-elle. « C’est un peu plus risqué, et en même temps, quand les eaux sont tourmentées, c’est souvent plus sécuritaire de voguer ainsi que de se fier à des lignes directrices qui ne sont pas tout à fait adaptées. Je réalise en vous parlant que je parle d’intuition… »

C’est d’ailleurs avec un instinct sûr et une plume sensible que Vania a écrit ce roman à deux voix qui raconte une histoire proche de la sienne. Elle donne à suivre le parcours d’une femme qui fait fi des barrières pour mener sa vie comme elle la sent.

Déterrer ses racines

Après la mort subite de ses parents, Clara découvre des textes écrits par sa mère, Marie-Louise Chamelian, au cours de sa vie. Ainsi débute une quête d’informations qui lui permettront de trouver des réponses aux questions qui la traversent au sujet de sa propre vie de femme.

Partie d’Égypte et arrivée au Québec en pleine Révolution tranquille, à 18 ans, Marie-Louise embrasse la mouvance de l’époque et vit à plein son intégration dans ce pays bouillonnant, s’accordant le droit d’être multiple – femme, mère, amoureuse, médecin engagée, arménienne, égyptienne, québécoise… –, la seule manière pour elle d’être vraiment soi.

La vie – et une nébuleuse affaire d’usurpation de propriété – la mènera toutefois à chercher ses racines sur plusieurs continents. Elle remontera ainsi jusqu’au génocide arménien et sera témoin des bouleversements sociaux et politiques au Moyen-Orient, s’attristant, au passage, de la radicalisation de l’Égypte et de son obscurantisme qui prive les femmes d’une part de leur liberté et brime la parole.

Les clivages qui nous divisent

Un voyage en Égypte en 2010 a été la bougie d’allumage de ce roman. « Ce qui m’est venu d’abord, c’est tout ce que j’ai perdu en quittant l’Égypte, explique Vania Jimenez. J’ai eu envie de le raconter et, chemin faisant, d’introduire l’une des filles, Clara. À travers les yeux de cette jeune femme, qui découvre la complexité de sa mère, j’ai pu prendre une distance pour explorer les liens entre la féminité et la maternité, qui est un questionnement qui m’habite. »

Pour moi, la liberté de la femme est fondamentale. Et c’est ce que j’ai souhaité pour mes filles.

Vania Jimenez, médecin et romancière

Clara incarne la dichotomie qui se crée entre être mère et femme, deux facettes qui semblent en symbiose chez Marie-Louise. « L’équation se met ensemble naturellement dans des maternités jouissives qu’elle n’a peut-être pas planifiées, observe l’auteure, qui, comme son personnage, a eu sept enfants. Je trouve dommage de diviser de cette façon-là. Je me permets de dire que ça vient peut-être d’un patriarcat qui a longtemps considéré la femme comme la maman ou la putain. Pour moi, ce clivage ne mène à rien. »

C’est le cas pour tout clivage, d’ailleurs, souligne-t-elle : ceux qui divisent les cultures, qui scindent entre nous et en nous. « Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de faire des choix qui excluent une chose ou l’autre, soutient la romancière en évoquant sa propre soif de liberté. Ce clivage entre maternité et féminité est aussi un clivage entre le corps et l’esprit qui nous fait nous éloigner du senti. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Vania Jimenez, médecin et romancière

Le même genre de raisonnement qui fait appréhender la médecine en silos, selon elle. « Quand je supervise des résidents et quand ils me présentent un cas, ce que je leur dis, c’est : “Avant de parler de douleur à telle partie du corps, s’il te plaît, dis-moi qui est cette personne. Raconte-moi son histoire” », explique Vania Jimenez.

Être

Un pont entre nos vérités vogue entre le passé et le présent de manière habile, avec une fluidité et une aisance qui dominent les tourments du récit, sans effort apparent. L’intrigue ne prend jamais le dessus sur la richesse des personnages. Et le style de l’auteure, d’une belle sensibilité, n’est jamais mielleux ni mièvre. La force de l’œuvre repose en partie sur la capacité de l’auteure à déceler et à nommer la beauté.

La musique est d’ailleurs présente en filigrane dans ce récit. « La musique provoque une vibration à l’intérieur de nous, mais elle est extérieure à nous. Je crois que quelqu’un qui est capable de bien écouter sera capable de bien percevoir ce qui est face à lui et autour de lui – l’Autre – et de l’apprécier. Ou de s’en éloigner. Il y a des musiques que je n’aime pas, qui ne vibrent pas juste », dit Vania Jimenez.

La romancière trouve les justes notes pour boucler les boucles à la fin de son récit. Les deux personnages font la paix avec une part d’elles-mêmes, retrouvent des racines un peu enfouies ou perdues. « C’est peut-être une quête personnelle de la non-désintégration, d’essayer d’intégrer les morceaux épars, tout en conservant la diversité parce que ce serait donc plate si on était tous pareils. »

Un pont entre nos vérités

Un pont entre nos vérités

Éditions Druide

696 pages