Il est réglé comme une horloge. Depuis 42 ans, l’écrivain français Charles Juliet publie tous les quatre ans des extraits de son journal, où il consigne ses réflexions sur les gens qu’il rencontre, des livres, des films et des artistes. Il est rendu au tome X, intitulé Le jour baisse. La Presse s’est entretenue avec cet auteur de 86 ans mal connu au Québec.

Vous avez publié votre premier livre, le premier tome de votre journal, à 44 ans. Pourquoi aussi tard ?

J’ai travaillé pendant une vingtaine d’années dans l’ombre. J’étais insatisfait par ce que j’écrivais, j’avais beaucoup d’entraves et de problèmes. J’ai dû patienter, piétiner dans l’ombre. Curieusement, au lieu de commencer par un ouvrage, l’éditeur m’a permis de publier le premier tome de mon journal, ce qui, bien sûr, ne se fait pas. En principe, un écrivain publie son journal à la fin de sa vie, après avoir produit toute une œuvre. Mais je n’avais rien à proposer en dehors de mon journal.

PHOTO SYLVA VILLEROT FOURNIE PAR L’AUTEUR

Charles Juliet en 2013

C’est un roman, L’année de l’éveil, qui vous a rendu populaire, en 1989. Pourquoi ?

C’est un récit que j’ai écrit très tardivement dans ma vie, sur la première année de ma vie dans une école militaire préparatoire, à 12 ans. J’étais un enfant de troupe. Avant, j’avais gardé des vaches pendant des années, je n’allais à l’école que de la Toussaint [1er novembre] à Pâques. Ce récit a touché des gens.

Vous y décrivez la relation adultère que vous avez eue avec la femme de votre chef. Elle trouve un écho dans beaucoup des personnes que vous décrivez dans votre journal, qui souffrent d’avoir été victime d’inceste quand elles étaient enfants.

À l’époque, on ne parlait pas de pédophilie. J’étais amoureux de cette femme, mais ce n’était absolument pas délibéré, ce sont deux êtres humains qui se sont rencontrés. Le chef de section nous était très agréable, mais il était jaloux, il gardait sa femme prisonnière dans sa maison à l’extérieur de la ville, elle était malheureuse.

Comment avez-vous gagné votre vie avant de publier votre premier livre en 1978 ?

Je me suis marié très jeune. Les enfants de troupe, on avait évidemment manqué d’affection. Ma femme était enseignante et gagnait assez. Quand je suis sorti de cette école, à 20 ans, j’ai commencé des études de médecine dans une école militaire, mais après deux années, j’ai eu un besoin impérieux de me mettre à écrire. Quand j’ai décidé de me faire réformer, je n’avais aucune expérience de l’écriture, aucune culture, personne qui aurait pu me guider dans mes lectures. J’ai perdu beaucoup de temps à lire un peu n’importe quoi, puis très progressivement, j’ai découvert les livres que j’avais à lire.

Comment décririez-vous votre recherche ? Vous parlez de méditation hindoue, de psychanalyse, de mysticisme chrétien.

Essentiellement c’est une recherche de la connaissance de soi, quelque chose de fondamental, qui concerne tout être vivant. Quand je me tourne vers ma mémoire et mon inconscient, je tente de m’élucider, de comprendre ce que j’étais, toutes les entraves et les difficultés qui m’empêchaient naguère de vivre en bon accord avec moi. J’ai été aidé par certaines lectures, de belles rencontres aussi, comme le sculpteur Maxime Descombin et le peintre Bram van Velde, dont j’étais l’ami. C’est une extrême lenteur. L’essentiel de mon temps a consisté à méditer, à m’interroger sur la vie et la condition humaine, sur la psyché humaine.

Comment éditez-vous vos journaux ?

Je suis un peu négligent. J’ai toutes ces notes, je néglige de les réunir. J’ai des carnets et des feuilles volantes. Je ne me force jamais d’écrire. J’accepte ce qui m’est donné par le monde extérieur ou ma voix intérieure. Il y a en nous cette voix silencieuse qui nous dit beaucoup de choses. Une grande part de mon temps de travail consiste à être à l’écoute de cette voix intérieure. Parfois j’écris pendant trois ou quatre jours, puis rien pendant quinze jours.

Vos entrées de journal sont tour à tour longues et courtes. Est-ce intentionnel ?

Je ne force rien, quand je n’ai rien à dire, je n’écris pas. Si c’est trois lignes, c’est tout.

Votre journal parle souvent d’autrui. Les gens qui tiennent un journal intime parlent plutôt de leurs propres sentiments.

La difficulté quand on écrit un journal, quand on sait qu’il va être publié, évidemment, c’est de parler de soi, mais sans tomber dans l’anecdotique et le circonstanciel, tenter de ne dire que des choses universelles qui parlent à un grand nombre de personnes. Il se trouve que mon journal est lu par certaines personnes en difficulté qui souffrent et trouvent parfois dans mon journal un appui, un réconfort.

Vous écrivez à un certain point que vous détestez « l’hurluberlu » que vous avez été et vous évoquez le désir de détruire des journaux de votre vingtaine.

J’ai commencé mon journal à l’âge de 15 ans, mais sans savoir ce que je faisais. Je sentais que tout s’effaçait, c’était un vrai drame pour moi qui m’empêchait de travailler à mes études. Je ressentais douloureusement l’écoulement et la fuite du temps, et, bien sûr, la perte de tout ce que l’on vit. À partir d’un moment, j’ai voulu faire de mon journal mon seul lieu d’expression. Mais mes journaux ne me paraissaient pas assez intéressants. Je ne les ai pas détruits en totalité, je reprends certaines pages, pour voir ce que j’étais à cette époque et ce que je pensais.

Vous évoquez un mode de vie « strict ».

Toute ma vie est soumise à ce souci de l’écriture, donc je sors un peu le matin et l’après-midi. Le soir, en principe, je suis à ma table, du moins quand je suis en cours de travail et que j’ai l’impression de pouvoir écrire.

Il y a dans le monde anglo-saxon une exigence de vérité absolue pour la « non-fiction ». En France, il y a plutôt une mode d’« autofiction », sur le modèle de Jean d’Ormesson. Où se situe vos journaux entre les deux ?

Dans mon journal, je cherche une grande authenticité. Souvent, je dis que quand on écrit, on ne peut pas mentir. Quand on invente le texte, on perd tout. Je n’ai pas à juger ceux qui font de l’autofiction, je ne lis pas ce genre de texte, on ne sait jamais faire la distinction entre ce qui a été vécu et ce qui a été inventé. Je me suis toujours défié de l’imaginaire. Je recherche en moi les états d’esprit, les émotions, je tente de les comprendre et si possible d’éliminer les entraves, les peurs, d’être rigoureux et précis dans ma recherche.

Vous avez écrit des livres sur des artistes et des mystiques, ainsi que des poèmes. Avez-vous d’autres projets ?

Les thèmes ne me viennent pas. Je me contente d’écrire des notes de journal, avec beaucoup de soin.

Extrait

« Ce qui a marqué pour moi cet après-midi, ce fut une jeune femme au beau visage, qui fumait cigarette sur cigarette. Elle était littéralement dévorée par l’ennui. Installée près d’une table du bar, un peu au-dessous de moi, je pouvais l’observer sans qu’elle me remarque. N’y tenant plus, elle est partie. Après un moment, elle est revenue, s’est installée à la même place. Les cigarettes ont à nouveau succédé aux cigarettes. L’ennui et la solitude. Cet ennui qui vous vide de tout désir, de toute force, de tout espoir. Sa détresse me faisait mal. »

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Le jour baisse, Journal X, 2009-2012, de Charles Juliet

Le jour baisse, Journal X, 2009-2012
Charles Juliet
POL
310 pages
Quatre étoiles et demie