Oublions un instant la mini-controverse entourant la publication de son journal de confinement, rédigé dans sa résidence secondaire, pour le journal Le Monde.

Leïla Slimani est une grande écrivaine, et c’est à ses livres qu’on va s’intéresser plutôt qu’à un faux pas qu’elle n’est certainement pas la seule à avoir commis…

Quelques semaines avant que la crise éclate, donc, Slimani, Prix Goncourt 2016, a publié le premier tome d’une trilogie qui s’inspire de l’histoire de sa famille, et qui a été fort bien accueilli en France. (Sa sortie au Québec, prévue pour le début d’avril, a été retardée, mais on peut se le procurer en version numérique.)

Dans Le pays des autres, on fait la connaissance de la grand-mère de Slimani, Mathilde, une Alsacienne tombée amoureuse d’Amine, un Marocain rencontré pendant la Seconde Guerre mondiale. Mathilde n’a pas 20 ans lorsqu’elle quitte la France pour prendre pays près de Meknès, ville située à environ 250 km de Casablanca, sur une terre aride léguée par le père de son mari afin qu’il la cultive.

Mais rien ne pousse dans le sol couvert de pierres, une belle métaphore pour les épreuves qui attendent cette jeune femme amoureuse de la vie. Une maison inconfortable, un mari taiseux qui ne la comprend pas vraiment, une vie remplie de tâches domestiques d’où le plaisir est presque totalement absent.

Et surtout une vie dans un pays où les femmes ont peu de droits.

Physiquement, Mathilde dépasse son mari d’une bonne tête, mais aux yeux de sa société d’adoption, elle lui sera toujours inférieure.

Amine est pourtant très amoureux de sa Mathilde. On sent chez cet homme qui a vécu la guerre, et qui a connu les libertés de l’Occident, un déchirement entre l’amour qu’il ressent pour cette femme atypique et le respect de la tradition. Il peine à réconcilier les deux.

Même si la romancière aborde la condition des hommes (le poids de leurs responsabilités, leur désir de liberté), ce sont les femmes qui sont au cœur de ce roman : Mathilde, bien sûr, mais aussi sa fille Aïcha, sa belle-sœur Selma, sa belle-mère Mouilala.

La vie de ces femmes est faite de privations et de renoncements, de deuils et de déceptions. On les fait pleurer, on les gifle, on leur tire les cheveux, on les pousse, on les lance contre les murs… la violence physique et psychologique fait partie de leur quotidien.

Et pourtant, ça s’aime aussi entre les murs des riads, même si la sexualité n’est pas quelque chose qu’on vit facilement. Slimani, qui a signé récemment un livre sur la vie sexuelle des Marocaines, parle du désir qu’on étouffe, de la sexualité qu’on réprime, de la liberté des corps qu’on brime.

L’écriture de Slimani a un formidable pouvoir d’évocation : on voit la terre, la maison, la poussière, le sang et l’urine qui coulent, la saleté qui s’incruste sous les ongles, les peaux ridées par le soleil… On sent le parfum sucré des oranges et l’odeur âcre de la sueur. On ressent la peur lorsque la révolte nationaliste gronde un peu partout au Maroc.

Un critique français a insinué que la romancière avait écrit une « série » dans le but qu’elle soit portée à l’écran. Un peu condescendant comme commentaire. On ne va quand même pas lui reprocher d’être capable de faire surgir des images…

Alors pourquoi, malgré toutes les qualités que renferme ce livre, n’avons-nous pas été emportée par ce roman de presque 400 pages ? Est-ce la pandémie qui nous préoccupe ? Est-ce le style parfois grandiloquent qui crée une distance nous empêchant de nous attacher aux personnages ?

Le pouvoir de la littérature c’est, entre autres, de susciter l’empathie. Or, et c’est bien personnel, on n’a pas été touchée par le destin de Mathilde et d’Amine. En tout cas, pas suffisamment pour parler d’un coup de cœur. Le pays des autres est malgré tout un magnifique roman et on lira très certainement la suite.

Le pays des autres, Leïla Slimani, Gallimard, ★★★½