Lire Chantal Thomas dans sa trajectoire d’essayiste et sa veine autobiographique (comme dans Comment supporter sa liberté ou Cafés de la mémoire), c’est contempler une joie pure d’être au monde, une jubilation d’exister.

East Village Blues appartient à cette catégorie et dévoile un côté méconnu de l’écrivaine qui vit entre Paris et New York depuis des années. Et malgré le blues du titre, on ne nage pas ici dans la nostalgie, mais dans le New York des années 70 restitué, vu par les yeux d’une jeune femme avide d’expériences.

Dans les années 70, après avoir soutenu une thèse sur Sade sous la direction de son maître Roland Barthes, Chantal Thomas, en voyage avec une amie au Pérou, a le coup de foudre pour New York lors d’une escale de 24 heures avant de revenir en France. Et c’est sans trop de préparation, en ayant seulement le numéro de téléphone d’un ami-qui-connaît-une-amie à New York, qu’elle débarque, sans projet autre que d’être ouverte à tout. 

Il faut dire qu’elle a fait sienne l’idée que la vie est mouvante et s’expérimente sur la route, après avoir découvert Kerouac. Mais c’est d’East Village, dans le Lower East Side, qu’elle tombera amoureuse, haut lieu alors de la bohème, des loyers abordables pour les artistes, et des partys sans fins comme le chante le Velvet Underground. Elle s’habitue aux coquerelles des appartements, découvre la boîte lesbienne Bonnie and Clyde’s au 82 West 3rd Street, croise Andy Warhol, visite bien sûr le Chelsea Hotel « peuplé de gens qui ne craignaient pas les aléas de l’existence », est témoin des nombreux incendies alors dans les quartiers pauvres, quand c’était plus payant de foutre le feu et toucher les assurances que de rénover. Mais ce qu’elle découvre peut-être de plus important, pour elle, Française formée par Barthes, est la vision de l’écriture des Américains. 

Alors qu’en France, s’afficher comme écrivain ou poète très jeune vous vaut des regards méprisants, en Amérique, on s’affirme tel sans aucun complexes et on tape furieusement à la machine à écrire qu’on préfère au crayon. « Les poètes américains des années 70 continuaient de vibrer à l’unisson avec le choc inaugural, l’événement fondateur de la première lecture publique par Allen Ginsberg de Howl, le 7 octobre 1955, à San Francisco dans la Six Gallery. » Elle souligne aussi que « les deux plus célèbres rouleaux de la littérature sont celui des 120 journées de Sodome du Marquis de Sade et celui de Sur la route de Kerouac, qui “répondent à des efforts vers la liberté”.

“Tu as eu plusieurs jeunesses”, se dit-elle joyeusement, toujours à New York en 2017, puisque le livre fait l’aller-retour entre la décennie 1970 et aujourd’hui, le tout agrémenté des photos de son ami Allen S. Weiss qui a saisi les vestiges d’une époque fascinante. Tout de même, elle constate ce qui a changé dans le New York propret de maintenant. L’église St. Mark’s Church, qui avait brûlé deux fois, a été reconstruite. “Les démons à qui elle offrait asile certes s’en sont allés, mais aucun Dieu ne les a remplacés. Il n’y eut pas de guerre entre des divinités ennemies, ni même entre des principes antagonistes ; seulement le grignotage progressif, puis le triomphe éclatant de l’argent, la puissance nue du capital. […] Le règne du confort contre le goût du risque, la loi de l’économie contre les bricolages de survie, le salut par la poésie, les arrangements tordus avec la folie. La norme contre les liens clandestins. La bride sur le cou aux cavales du désir. L’interdit promulgué contre les élixirs de délire.” C’est pourquoi la virée rimbaldienne de Chantal Thomas dans New York vaut tellement le détour.

★★★★ East Village Blues. Chantal Thomas. Seuil. 191 pages.