« Je sais que ce n’est pas ma marque de commerce », concède Hannah Gadsby en riant doucement, « mais je souhaitais cette fois-ci que mon public quitte la salle en se sentant bien. » Conversation avec celle qui a bouleversé la planète humour en 2018 avec son subversif spectacle Nanette et qui anime ce mercredi son premier gala à Just For Laughs.

Hannah Gadsby souhaite donc qu’après avoir entendu son nouveau matériel, son public se sente… bien ? Précisons d’emblée : ce n’est pas que l’on se sentait mal après avoir visionné Nanette, au contraire, mais plutôt que rares sont les spectacles d’humour qui génèrent un tel torrent d’émotions vives.

Pendant un peu plus d’une heure, l’humoriste y racontait sa jeunesse au cœur d’une Tasmanie étouffante, tout en se demandant si l’autodérision dans laquelle elle s’était réfugiée, au moment de découvrir son homosexualité, n’était pas, à bien y voir, une forme de violence qu’elle s’infligeait à elle-même.

En commettant le péché capital (aux yeux de bien de ses collègues, du moins) de remettre en question la fonction salvatrice du rire, l’artiste jusque-là peu connue était propulsée au cœur de vifs débats quant à la nature même de ce qu’est un spectacle de stand-up.

« Il faut bien admettre que Hannah Gadsby n’est pas drôle », avait lancé Dave Chappelle en octobre 2021 dans la foulée de la controverse provoquée par son spectacle The Closer, recelant de nombreuses blagues jugées transphobes.

Quelques jours auparavant, Hannah Gadsby avait publié sur Instagram une réplique à Ted Sarandos, directeur du contenu de Netflix, qui, dans une note de service envoyée à ses employés indignés par le spectacle de Chappelle, avait offert la présence de l’œuvre de l’Australienne sur la plateforme en guise de preuve irréfutable de l’ouverture d’esprit de l’entreprise.

« Juste une petite note pour te dire que je préférerais que tu ne me traînes pas dans le gâchis que tu as créé », lui écrivait-elle (notre traduction). « Maintenant, je dois vivre avec encore plus de cette haine et de cette colère que les fans de Dave Chappelle aiment me faire subir chaque fois qu’il obtient 20 millions de dollars pour faire partager sa vision du monde émotivement rabougrie. »

Comment Hannah Gadsby est-elle donc parvenue à ne pas sombrer pendant que tous ces boutefeux la houspillaient sur les réseaux sociaux en répétant que ce qu’elle fait, ce n’est pas de l’humour ? « C’était assez facile pour moi, parce que je suis plutôt certaine que j’en sais plus sur l’humour que la plupart des gens », confie-t-elle au bout du fil, lors d’un entretien d’une quinzaine de minutes.

Et ce n’était pas mon premier rodéo ! Je savais exactement ce que je faisais avec Nanette. Je savais que je touchais à un nerf très sensible, je savais que tous ceux qui ont réagi vivement danseraient si je leur demandais de danser.

Hannah Gadsby

PHOTO SARA KRULWICH, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Hannah Gadsby sur scène à New York en 2019

« Mais il y a une solution assez simple pour ne pas me laisser envahir par tout ça : me déconnecter, poursuit la comique de 44 ans. C’est la grande joie du succès : tu peux choisir de ne pas te mêler des débats sur les réseaux sociaux. Quand tu commences, tu n’as pas trop le choix d’y être, mais quand tu atteins une certaine renommée, tu peux te permettre de prendre tes distances. Et je pense que c’est quelque chose auquel plusieurs humoristes d’un certain âge devraient travailler. »

Ted Sarandos lui a-t-il offert ses excuses ? Hannah Gadsby, une interviewée joviale et aussi pleine d’esprit au téléphone qu’à la scène, pouffe de rire. « Non, non, non ! Je parie que je ne suis pas tellement son genre d’humoriste. »

A-t-elle une idée des raisons pour lesquelles quelques très populaires humoristes nourrissent ce qui ressemble à une obsession, troublante, pour les communautés LGBTQ+, plus particulièrement pour les communautés trans ? « Je ne sais pas comment l’expliquer autrement qu’en disant que ces individus sont profondément transphobes. Je sais en tout cas que moi, mon rôle, c’est d’embêter le plus possible ces dinosaures qui, de toute façon, vont finir par mourir tranquillement. »

Et l’espoir ?

Hannah Gadsby ne se doutait pas à quel point sa vie serait transformée par la mise en ligne de Nanette, auquel Douglas a succédé en 2020 avec un semblable succès. C’est notamment dans ce quotidien chamboulé par le vedettariat que puise Body of Work, nouveau spectacle qu’elle trimballe depuis juillet 2021 et dont on pourra (peut-être) entendre des extraits lors de son gala. Elle y raconte aussi son récent mariage avec la productrice Jenney Shamash, un sujet étonnamment lumineux pour une humoriste qui aime généralement à creuser là où ça fait mal.

Pourquoi a-t-elle souhaité que son public quitte ses salles dans de plus guillerettes dispositions qu’auparavant ? « C’est une combinaison du sombre état actuel du monde et de mon état d’esprit personnel. Je suis une humoriste qui parle de choses profondément intimes, mais après le succès de Nanette, j’ai senti la pression de demeurer dans un certain type d’humour. C’était important pour moi de résister à cette trajectoire qui se dessinait et de montrer que je suis aussi capable de juste avoir du plaisir. »

Montrer, en somme, qu’elle n’est pas que cette humoriste courageuse que ses admirateurs ont célébrée, un adjectif dans lequel elle ne se reconnaît pas forcément.

« Je comprends comment tout cela a pu être perçu comme du courage, mais au moment où je créais Nanette, c’était de l’ordre de la nécessité. Il faut garder en tête que je ne faisais qu’amorcer une conversation avec mon petit public à moi », souligne celle qui gagnait un à un ses fans depuis une décennie.

Si j’avais su que je me révélais à autant de gens, peut-être que j’en aurais envisagé l’écriture différemment. Ne pas me douter que ce serait vu par autant de personnes m’a certainement aidée à prendre ce risque, même si je ne le voyais pas comme un risque.

Hannah Gadsby

Au nombre de ses invités de mercredi soir figure Maria Bamford, vénérable représentante de l’humour alternatif américain qui, grâce à ses monologues excentriques, poétiques, étranges, parfois graves et souvent déconcertants, compte parmi celles qui incarnent le plus magnifiquement l’idée que l’humour peut être un médium de création, et non que de divertissement.

« Elle a toujours réussi à maintenir un regard singulier, tout en continuant de repousser les frontières de ce qu’elle fait. On a le sentiment de connaître Maria Bamford après avoir vu un de ses spectacles et c’est une qualité rare pour une performeuse. Elle parvient à créer un personnage de scène qui est à la fois étonnant, aventureux, authentique et dans lequel on se reconnaît. »

Se reconnaître ? Voilà notamment pourquoi Hannah Gadsby croit fermement que l’humour peut alimenter l’espoir en chacun de ceux et celles qui s’esclaffent en chœur dans une même pièce, au même moment.

« C’est la même chose pour n’importe quelle forme d’art : je tente de créer un lien entre mon monde intérieur et le monde intérieur du public. Ça suppose un acte de foi de la part de l’artiste, mais quand ça touche une corde sensible chez le public, ça nourrit forcément l’espoir, parce que soudainement, on ne se sent plus seul. Il est aisé de minimiser l’importance d’une chose aussi petite, mais c’est dans ces petites choses que se trouve l’essentiel. »

Le gala Just For Laughs d’Hannah Gadsby, au Théâtre Maisonneuve le 27 juillet

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